Auteur : Āyatollāh Miṣbāḥ Yazdī[1]
Introduction
La Ziyārat de ʿĀshūrāʾ occupe une place centrale dans la spiritualité chiite, en particulier lors des commémorations de deuil de l’Imām al-Ḥusayn (as). Ce texte de supplication se distingue par l’alternance entre des expressions d’amour et de loyauté envers les Ahl al-Bayt (as), et des condamnations explicites adressées à leurs ennemis. Cette double dynamique, de l’attachement et du désaveu, suscite aujourd’hui interrogations et controverses, notamment dans le contexte contemporain marqué par des appels au dialogue, à la tolérance et à la réconciliation intercommunautaire.
Le présent article, basé sur les réflexions de l’Āyatollāh Miṣbāḥ Yazdī, vise à clarifier le sens, la légitimité et la fonction spirituelle de ces malédictions (laʿn) et de ces déclarations de désaveu (barāʾat) dans une perspective religieuse cohérente avec les fondements doctrinaux du chiisme imāmite.
Pourquoi la Ziyārat de ʿĀshūrāʾ contient-elle tant de formules de condamnation ?
Le débat autour de la Ziyārat de ʿĀshūrāʾ soulève la question suivante : pourquoi comporte-t-elle autant de formules de malédictions (laʿn)[2] et de déclarations de désaveu (barāʾat) ? Quelles sont les raisons qui motivent la désolidarisation des ennemis de la religion et des Ahl al-Bayt (as) ?
Une critique, souvent exprimée, commence généralement par un point de convergence :
« Nous reconnaissons que l’histoire de l’Imām al-Ḥusayn (as) est un récit marquant, riche de sens, porteur de transformation et de mouvement. Nous admettons également qu’il est important d’en préserver la mémoire et qu’il est légitime de l’honorer par le deuil. Sur ce point, nous n’avons pas
d’objection. »
Cependant, ajoutent-ils : « Un autre aspect de ces pratiques soulève nos interrogations. Au-delà de la commémoration et des larmes versées pour l’Imām al-Ḥusayn (as), vous invoquez également des malédictions à l’encontre de ses adversaires.
Pourquoi recourir de façon répétée à ces formules de laʿn ? Pourquoi insister sur cette dimension, qui semble entretenir des émotions négatives et un climat de rejet ? Selon cette approche critique, ces invocations relèveraient d’un esprit de méfiance, voire d’une forme de dureté peu compatible avec les idéaux de « l’homme moderne ». »
Ils poursuivent : « Il est naturel d’éprouver de la peine, de se recueillir et de commémorer. Mais pourquoi faut-il maudire ? Pourquoi réciter cette formule :
أتقرب إلى الله بالبراءة من أعدائكم
« Je me rapproche d’Allah (swt) par le désaveu (barāʾat) de vos ennemis »
Pourquoi réitérer cent fois la condamnation des ennemis de l’Imām al-Ḥusayn (as) ? Les cent salutations (salām) ne seraient-elles pas suffisantes ? Pourquoi accorder une telle place à ces invocations, au risque de nourrir des sentiments d’hostilité et de renforcer une perception négative de l’autre ? »
Selon cette perspective, notre époque est celle où l’on attend de chacun une attitude bienveillante et pacifique envers autrui. Aujourd’hui, il s’agit de parler de bonheur, de paix et de réconciliation. L’esprit de malédiction, de dissociation et de rejet est perçu par certains comme une posture rigide, héritée d’un contexte historique – celui de l’assassinat de l’Imām al-Ḥusayn (as) – mais qui ne correspondrait plus aux aspirations de la société contemporaine.
Aujourd’hui, concluent-ils : « Les mentalités ont évolué, et ces pratiques suscitent de l’incompréhension. Selon eux, il conviendrait plutôt de favoriser le dialogue, de cheminer vers la réconciliation, et même d’adopter une attitude de bienveillance à l’égard de ses opposants. L’Islam, rappellent-ils, n’est-il pas une religion d’amour, de douceur et de miséricorde ? »
Ainsi, ils questionnent : « Pourquoi maintenir ces invocations répétées et ces déclarations de désaveu ? Quel est leur sens et leur finalité ? Quelle est la nécessité de cette insistance ? »
Réponse de l’Āyatollāh Miṣbāḥ Yazdī
Lorsqu’une personne pose réellement cette question par méconnaissance, y répondre n’est pas difficile. C’est une interrogation qui peut parfaitement se comprendre, et qui mérite une explication claire et argumentée. Imaginons par exemple qu’un adolescent s’adresse à nous et demande :
« Pourquoi faut-il maudire les assassins d’AbāʿAbdillāh (as) ? Au lieu de prononcer ces déclarations de désaveu, ne pourrions-nous pas simplement envoyer les cent salutations à l’Imām al-Ḥusayn (as) ? Après tout, n’est-ce pas déjà un acte hautement méritoire que d’adresser les salutations au maître des martyrs ? Pourquoi alors ne pas remplacer ces cent condamnations par cent salutations ? Quel mal y aurait-il à cela ? »
Pour répondre à cette interrogation, il convient tout d’abord de comprendre un principe fondamental inscrit dans la nature humaine : l’équilibre entre les émotions positives et négatives, entre l’amour et l’aversion. C’est en partant de cette réalité que nous pourrons mieux saisir le sens profond des malédictions et des déclarations de désaveu présentes dans la Ziyārat de ʿĀshūrāʾ.
1. L’équilibre naturel entre amour et aversion
L’être humain est un être doté à la fois d’émotions positives et d’émotions négatives. Il éprouve aussi bien de la joie que de la tristesse. De même qu’il est capable de ressentir le bonheur, il est également fait pour éprouver la peine. C’est ainsi qu’Allah (swt) a créé l’homme. Aucun être humain ne peut vivre privé de joie ou dépourvu de tristesse. De la même manière qu’Il nous a donné la capacité de rire, Allah (swt) nous a également accordé celle de pleurer. Il y a des moments pour rire, et d’autres pour verser des larmes, chacun à sa juste place. Ignorer cet aspect de nous-mêmes, c’est renoncer à un don d’Allah (swt) et à l’usage qu’Il a voulu pour nous.
Si notre Créateur a placé en nous la faculté de pleurer, c’est bien parce qu’il existe des situations où il est nécessaire de pleurer. Encore faut-il savoir reconnaître ces situations, autrement cette capacité serait vide de sens. Pourquoi Dieu a-t-Il inscrit dans la nature humaine ce sentiment qui engendre la tristesse et fait couler les larmes ? Cela montre clairement que les pleurs ont, eux aussi, une place légitime dans l’existence humaine.
Pleurer pour Dieu, par crainte de Son châtiment, par désir de Sa rencontre, participe à la progression spirituelle et au perfectionnement de l’homme.
L’être humain s’attendrit naturellement lorsqu’il éprouve de la compassion pour un être cher touché par le malheur. Il est dans sa nature que, dans certaines circonstances, le cœur s’adoucisse et que cette émotion profonde mène aux larmes.
Allah (swt) a placé en l’être humain la capacité d’aimer, afin qu’il éprouve de l’affection pour ceux qui possèdent une forme de perfection – qu’elle soit physique, intellectuelle, psychologique ou morale. Lorsqu’une personne perçoit en quelqu’un un certain degré de perfection, elle éprouve spontanément de l’amour, tant pour cette qualité que pour celui qui la porte.
Mais en parallèle, Allah (swt) a aussi implanté dans la nature humaine l’opposé de l’amour : l’aversion et l’inimitié. De même que la disposition innée (fiṭra) de l’homme le pousse à aimer celui qui lui fait du bien, cette même disposition l’amène à éprouver de l’aversion pour celui qui lui nuit. Cela dit, les atteintes matérielles et mondaines ont peu d’importance pour le croyant, car ce bas-monde n’a, en soi, aucune valeur à ses yeux. En revanche, un ennemi qui prive l’homme de sa religion, un ennemi qui menace son salut éternel : pouvons-nous vraiment fermer les yeux sur une telle hostilité ?
Le Saint Coran lui-même affirme :
[3]إِنَّ الشَّيْطَانَ لَكُمْ عَدُوٌّ فَاتَّخِذُوهُ عَدُوًّا
« Certes, le Shayṭān est pour vous un ennemi ; considérez-le donc comme un ennemi. »
Nous ne pouvons pas sourire au Shayṭān ni chercher à pactiser avec lui. Autrement dit, celui qui lui cède finit par lui ressembler.
Cette tension entre amour et aversion, enracinée dans la nature humaine, prend une dimension plus profonde à la lumière des enseignements de la foi. Car elle ne se limite pas à une simple réaction affective : la religion en fait un devoir spirituel. Le Saint Coran lui-même en atteste, en érigeant l’hostilité envers les ennemis de Dieu.[4]
2. Pourquoi faut-il être hostile envers les ennemis de Dieu ?
Il est évident que l’on doit aimer les proches de Dieu ; mais, de la même manière, on doit aussi s’opposer à Ses ennemis. Cette attitude relève de la nature humaine et constitue un facteur essentiel de sa perfection et de son salut.
En l’absence de cette hostilité, le danger est réel : à force de contacts répétés, le comportement de l’homme à l’égard des ennemis de Dieu devient progressivement amical. Par cette fréquentation continue, il finit par adopter leur manière d’agir, accepter leurs discours, et les considérer comme fréquentables. À terme, il devient, sans s’en rendre compte, un autre Shayṭān, à l’image de ces ennemis.
À ce sujet, le Saint Coran rapporte les paroles suivantes de Dieu :
وَإِذَا رَأَیْتَ الَّذِینَ یَخُوضُونَ فِی آیاتِنَا فَأَعْرِضْ عَنْهُمْ حَتَّى یَخُوضُوا فِی حَدِیثٍ غَیْرِهِ[5]
« Et quand tu vois ceux qui raillent nos versets, éloigne-toi d’eux, jusqu’à ce qu’ils parlent d’autre chose. »
Autrement dit :
« Lorsque tu constates que certaines personnes tiennent des propos injurieux et offensants à l’égard de la religion, qu’elles en parlent avec désinvolture, sur un ton moqueur et sarcastique, alors ne t’en approche pas. Quel que soit le contenu de leurs discours, n’y prête pas attention, jusqu’à ce qu’elles passent à un autre sujet. »
Et dans un autre verset, cela est dit encore plus clairement :
وَقَدْ نَزَّلَ عَلَیْكُمْ فِی الْكِتَابِ أَنْ إِذَا سَمِعْتُمْ آیاتِ اللَّهِ یُكْفَرُ بِهَا وَیُسْتَهْزَأُ بِهَا فَلَا تَقْعُدُوا مَعَهُمْ حَتَّى یَخُوضُوا فِی حَدِیثٍ غَیْرِهِ[6]
« Et Il vous a révélé dans le Coran (ce commandement) : lorsque vous entendez des gens renier et tourner en dérision les signes de Dieu, ne vous asseyez pas avec eux jusqu’à ce qu’ils s’engagent à un autre sujet ! »
Et Dieu avertit dans la suite de ce verset que ceux qui ignorent cet avertissement finiront, tôt ou tard, par se retrouver associés à ces mêmes ennemis.
La conséquence ultime de ceux qui manifestent de l’affection envers les personnes qui se moquent de la religion et qui leur témoignent de la bienveillance, est qu’ils finissent progressivement par être influencés par leurs discours. Lorsque ces paroles prennent effet sur eux, un doute s’installe dans leur cœur. Et dès lors, si le doute naît, l’expression de la foi tend vers l’hypocrisie (nifāq). En effet, lorsqu’un individu ne croit pas réellement dans son for intérieur, mais affirme extérieurement : « Je suis musulman », il incarne alors l’essence même de l’hypocrisie.
Le Saint Coran exprime clairement cette réalité en ces termes :
إنَّ اللَّهَ جَامِعُ الْمُنَافِقِينَ وَالْكَافِرِينَ فِي جَهَنَّمَ جَمِيعًا[7]
« Certes, Allah (swt) rassemblera les hypocrites et les mécréants tous ensemble en Enfer. »
Ainsi, ceux qui, dans ce monde, se mettent à douter et s’éloignent de la vérité à force de fréquenter des personnes hostiles à la foi seront, dans l’au-delà, leurs compagnons en Enfer.
Pour mieux comprendre pourquoi cette hostilité est vitale pour la foi, on peut recourir à une analogie. De même que le corps humain est équipé pour repousser les menaces biologiques, la foi doit elle aussi disposer de mécanismes de défense face aux dangers spirituels.
3. De même que le corps rejette les microbes, la foi rejette ses ennemis
Manifester de l’hostilité envers les ennemis revient à activer un système de défense destiné à se prémunir contre les préjudices et les menaces.
De la même manière que le corps humain possède un système qui attire ce qui lui est bénéfique, il est également équipé d’un système de défense conçu pour repousser ce qui lui est nuisible — toxines, microbes ou autres agents pathogènes. Ce mécanisme permet de détecter et d’éliminer les éléments menaçants afin de préserver l’équilibre et la santé. C’est précisément le rôle des globules blancs : défendre l’organisme contre les agressions extérieures. Lorsque le système immunitaire s’affaiblit, les microbes se développent, et cette prolifération conduit à la maladie. Or, un corps malade peut rapidement se retrouver en danger de mort. Supposons que l’on dise : « Il n’y a aucun mal à ce que les microbes pénètrent dans l’organisme ! » Et qu’on les accueille en leur disant : « Soyez les bienvenus, vous êtes nos hôtes, et vous méritez notre respect ! » Dans ces conditions, le corps restera-t-il en bonne santé ? Bien sûr que non, le corps ne peut rester en bonne santé en accueillant ainsi les microbes. Il faut impérativement les éliminer. Ce principe est une sunna divine[8], une loi inscrite dans la sagesse de Dieu.
Chaque être vivant possède deux systèmes fondamentaux ; l’un pour absorber ce qui lui est nécessaire, l’autre pour rejeter ce qui lui est nuisible. Tout comme l’assimilation des éléments utiles est essentielle à la croissance, l’élimination des toxines est tout aussi indispensable à la survie. Un être humain qui ne rejette pas les substances toxiques ne peut pas rester en vie.
Cette capacité à repousser ce qui est néfaste n’est pas propre à l’homme ; tous les êtres vivants possèdent une force de rejet appelée « quwwa dāfiʿa ». Chez les animaux comme chez les humains, cette force joue un rôle central. Elle permet d’éliminer tout ce qui peut nuire à l’organisme.
Le corps humain est équipé d’organes tels que les reins, la vessie, et bien d’autres, qui accomplissent cette tâche naturellement. Et lorsqu’une attaque extérieure survient – lorsque les microbes envahissent le corps – les globules blancs doivent se mobiliser pour les affronter, les détruire, et les éliminer hors de l’organisme.
De la même manière, l’âme humaine doit elle aussi posséder cette capacité à repousser et à se purifier des influences néfastes afin de préserver sa santé spirituelle.
Nous devons disposer d’une force d’attraction intérieure qui nous pousse à aimer ceux qui nous sont bénéfiques, à les apprécier, à nous rapprocher d’eux, afin d’apprendre d’eux la science, la perfection, la bienséance et l’éthique.
Pourquoi l’être humain est-il naturellement attiré par les personnes et les choses vertueuses ? Tout simplement parce que leur proximité lui est profitable. Ainsi, nous devons manifester notre affection envers les hommes vertueux, sources de perfection, qui contribuent à l’élévation de la société.
À l’inverse, il convient de montrer une hostilité concrète envers ceux qui nuisent au destin de la communauté. À ce sujet, le Saint Coran déclare :
قَدْ كَانَ لَكُمْ أُسْوَةٌ حَسَنَةٌ فِي إِبْرَاهِيمَ وَالَّذِينَ مَعَهُ إِذْ قَالُوا لِقَوْمِهِمْ إِنَّا بُرَءَاؤُا مِنكُمْ وَمِمَّا تَعْبُدُونَ مِن دُونِ اللَّهِ كَفَرْنَا بِكُمْ وَبَدَا بَيْنَنَا وَبَيْنَكُمُ الْعَدَاوَةُ وَالْبَغْضَاءُ أَبَدًا حَتَّى تُؤْمِنُوا بِاللَّهِ وَحْدَهُ [9]
« Il y a certes pour vous un bel exemple en Ibrāhīm (as) et en ceux qui étaient avec lui, lorsqu’ils dirent à leur peuple : « Nous vous désavouons et renions, vous et ce que vous adorez en dehors d’Allah. L’inimitié et la haine sont devenues manifestes entre nous et vous pour toujours, jusqu’à ce que vous croyiez en Allah, l’Unique. » »
Le Saint Coran nous invite ainsi à prendre exemple sur le prophète Ibrāhīm (as) et sur ses compagnons. En effet, ce dernier (as) occupe une place éminente dans la culture islamique. Le Saint Prophète (saw) lui-même disait :
« Je fais partie de ceux qui suivent la voie d’Ibrāhīm (as). »
Quant au terme « islam », il désigne cette religion et ce mode de vie qu’Ibrāhīm (as) lui-même a nommés ainsi, selon ce verset :
هُوَ سَمَّاكُمُ الْمُسْلِمِينَ مِن قَبْلُ [10]
« C’est lui qui vous a nommés ‘les soumis’[11] auparavant. »
Cette logique d’attraction et de répulsion, inscrite à la fois dans le corps et dans l’âme, ne relève donc pas uniquement d’une loi naturelle. Elle est confirmée, encadrée et orientée par la révélation divine. L’Islam n’en fait pas seulement une disposition humaine, mais une attitude spirituelle, à intégrer dans le cheminement de foi.
Le Saint Coran, en évoquant l’attitude du prophète Ibrāhīm (as) et de ses compagnons face aux idolâtres, fournit une illustration forte de cette dynamique. Cet épisode constitue un fondement scripturaire du désaveu (tabarrā), considéré comme un principe religieux à part entière.
4. Le désaveu (tabarrā) : une branche de la religion
Le désaveu des ennemis d’Allah (swt), fait partie des branches de la religion (furūʿ ad-dīn) et constitue une obligation (wājib). Allah (swt) nous ordonne de prendre exemple sur le prophète Ibrāhīm (as). Que fit-il donc ?
Lui et ses compagnons déclarèrent aux idolâtres qui les avaient combattus et chassés de leur cité :
قَالُوا لِقَوْمِهِمْ إِنَّا بُرَءَاؤُا مِنكُمْ[12]
« Ils dirent à leur peuple : « Nous vous désavouons et renions. » »
Ils proclamèrent donc clairement leur désaveu et leur opposition ferme. Mais ils ne s’arrêtèrent pas là : ils affirmèrent que l’hostilité et la haine persisteraient entre eux et leurs ennemis jusqu’au Jour de la Résurrection, à moins que ces derniers n’abandonnent leurs trahisons.
Le fait que nous nourrissions une telle aversion envers les ennemis de l’Islam et envers les puissances hostiles à la religion, relève d’une imitation du comportement du prophète Ibrāhīm (as). Le Saint Coran ordonne de suivre son exemple et de proclamer clairement et ouvertement son hostilité à l’égard des opposants à la foi.
En effet, toutes les situations ne sont pas propices à la douceur. Les enseignements du Noble Coran établissent clairement que dans certains cas, il convient d’adopter une attitude ferme, de manifester sa sévérité, et de déclarer sans ambigüité face à l’ennemi : « Nous ne rechercherons aucune réconciliation, sauf si vous cessez vos trahisons. »
Les branches de la religion (furūʿ al-dīn) sont au nombre de dix.
Après l’incitation au bien (amr bi-l-maʿrūf) et l’interdiction du blâmable (nahy ʿani-l-munkar), deux autres branches – à savoir l’attachement (tawallā) et le désaveu (tabarrā) – sont également comptées parmi les fondements de la pratique religieuse.[13] Autrement dit, il s’agit d’obligations auxquelles tous les musulmans doivent prêter attention et s’efforcer d’appliquer : aimer les amis de Dieu et manifester de l’inimitié envers les ennemis de Dieu.
Il ne suffit donc pas d’aimer. Si cette affection n’est pas accompagnée d’une inimitié envers les adversaires d’Allah (swt), alors même cet amour finira par s’éteindre.
De la même manière que, sans système immunitaire, les mécanismes d’absorption du corps humain sont eux aussi détruits, il en va de même pour notre foi.
L’essentiel est donc de savoir faire la distinction entre ce qui relève de l’attraction et ce qui nécessite la répulsion. Malheureusement, il arrive que ces choses se confondent, et que, là où il faudrait accueillir, nous repoussions au contraire.
Ainsi, une personne qui, par ignorance, a tenu des propos erronés ou commis une faute, mais qui ensuite regrette son acte, ou qui, après explication, accepte la vérité avec équité, ne doit pas être traitée en ennemie. Le fait qu’elle ait péché ne justifie pas qu’on l’exclue de la société. Il faut plutôt s’efforcer de la corriger. C’est une personne souffrante qu’il faut accompagner et soigner, non un ennemi à combattre.
Ce n’est que lorsqu’une personne commet volontairement un péché, et le propage ouvertement dans la société, qu’il s’agit d’une véritable trahison, d’une perversion délibérée, d’une bassesse morale. C’est dans un tel cas qu’il faut adopter une position d’hostilité et d’aversion.
Mais si l’erreur est involontaire, la réponse doit être empreinte de bienveillance. Il ne faut ni humilier ni exposer publiquement cette personne. Il faut au contraire l’aider à se réformer. Elle souffre d’un problème qu’il convient de traiter avec sagesse et compassion.
C’est dans cette dynamique que s’inscrit également notre rapport à l’Imām al-Ḥusayn (as) : Nous ne pouvons tirer profit des bénédictions liées à l’Imām (as) qu’à condition de commencer par se dédouaner de ses ennemis.
En effet, au sujet de ceux qui s’opposent avec constance et ténacité, Allah (swt) dit dans le Saint Coran :
وَلَنْ تَرْضَىٰ عَنكَ ٱلْيَهُودُ وَلَا ٱلنَّصَٰرَىٰ حَتَّىٰ تَتَّبِعَ مِلَّتَهُمْ[14]
« Les Yahūd et les Naṣārā ne seront jamais satisfaits de toi tant que tu ne suivras pas leur religion. »
Autrement dit :
« Tant que vous ne renoncerez pas à vos principes et à votre engagement, ceux qui s’opposent à la religion ne seront pas disposés à vous accorder leur agrément. »
Il convient donc de s’interroger chaque jour : Que signifie rechercher une réconciliation avec de telles forces ? Que signifie leur témoigner de la
bienveillance ?
Face à ceux qui manifestent une hostilité profonde et constante envers les fondements mêmes de la foi, il faut adopter une position de la plus grande fermeté, marquée par la détermination, sans la moindre complaisance. Car ces adversaires ne se contentent pas de combattre extérieurement ; leur objectif est d’anéantir l’âme même de la foi, d’éteindre sa lumière dans les cœurs et d’effacer ses repères dans la société.
Conclusion
En résumé, la commémoration des cérémonies en l’honneur de Sayyid al-Shuhadāʾ (as) constitue une reconstruction vivante de la vie Ḥusaynite, afin d’en tirer un bénéfice réel et profond. Il ne suffit pas de s’en tenir à des discussions théoriques ou intellectuelles. L’être humain a besoin que ses émotions soient sollicitées. Ce ne sont pas seulement l’amour, la réjouissance, ou la célébration qui maintiennent vivante la mémoire de l’Imām al-Ḥusayn (as), mais bien la tristesse, les larmes et le deuil suscités par l’injustice et l’oppression dont il a fait l’objet.
C’est pourquoi, aux côtés des salutations, des hommages et de l’amour exprimé envers l’Imām al-Ḥusayn (as), la malédiction de ses ennemis, ceux de l’Islam et d’Allah (swt), occupe une place essentielle dans la Ziyārat de ʿĀshūrāʾ.
Il ne saurait y avoir de véritable lien avec l’Imām al-Ḥusayn (as) sans commencer par se désavouer de ceux qui l’ont combattu et trahi.
Le Saint Coran suit d’ailleurs cet ordre dans sa présentation des valeurs. Il dit d’abord :
أَشِدَّاءُ عَلَى الْكُفَّارِ[15]
« Durs envers les mécréants »
Puis il dit :
رُحَمَاءُ بَيْنَهُمْ[16]
« Compatissants entre eux »
Ainsi, aux côtés des salutations doit s’ajouter la condamnation ; et aux côtés de l’attachement aux proches de Dieu (wilāya), doit s’ajouter le désaveu (tabarrā) et l’expression de l’aversion envers les ennemis de l’Islam.
[1] Extrait de l’ouvrage Ādharakhshī dīgar az āsmān-e Karbalāʾ.
[2] NDT : Dans la compréhension islamique, et plus particulièrement chiite, le concept de la malédiction (laʿna) ne relève ni du registre de l’insulte ni de la sorcellerie. Il s’agit d’une invocation adressée à Allah (swt) demandant le retrait de Sa miséricorde et de Sa bienveillance à l’égard des ennemis des Ahl al-Bayt (as). C’est une manière de solliciter qu’Il éloigne Sa clémence de ceux qui manifestent l’hostilité ou l’injustice envers eux et, par là même, de Lui demander de nous préserver et de nous écarter de ces comportements, de ces croyances et de ceux qui les portent.
La compréhension linguistique et conceptuelle du laʿn, ainsi que les preuves scripturaires et rationnelles de la légitimité de cette pratique, feront l’objet d’un article spécifique qui sera publié ultérieurement.
[3] Le Noble Coran, Fāṭir (35), verset 6.
[4] NDT : Les preuves coraniques et scripturaires de la nécessité du désaveu (barāʾat) feront l’objet d’une analyse approfondie dans un article qui sera publié ultérieurement.
[5] Le Noble Coran, al-Anʿām (6), verset 68.
[6] Le Noble Coran, an-Nisāʾ (4), verset 140.
[7] Le Noble Coran, an-Nisāʾ (4), verset 140.
[8] NDT : Une loi universelle établie par Dieu, qui régit la création et l’histoire humaine de manière constante et immuable.
[9] Le Noble Coran, Al-Mumtahina (60), verset 4.
[10] Le Noble Coran, al-Hajj (22), verset 78.
[11] NDT : Le terme « soumis » désigne ici ceux qui se soumettent pleinement à la volonté de Dieu. Il traduit le mot arabe muslim (مُسْلِم), qui dérive de la racine s-l-m signifiant la soumission volontaire à Dieu. En français, le mot « musulman » provient directement de cette racine.
[12] Le Noble Coran, Al-Mumtahina (60), verset 4.
[13] NDT : Les concepts de tawallā et de tabarrā feront l’objet d’une analyse approfondie dans un article qui sera publié ultérieurement.
[14] Le Noble Coran, al-Baqara (2), verset 120.
[15] Le Noble Coran, al-Fath (48), verset 29.
[16] Le Noble Coran, al-Fath (48), verset 29.
