Markaz-e Pajuḥeshī-ye Ōlūm-e Islāmī-ye Nūr
Introduction
Dans une époque marquée par la confusion des repères, où les frontières entre vérité et illusion s’estompent, deux notions fondamentales se dressent comme des phares pour le croyant : le tawallā (la fidélité envers les élus de Dieu) et le tabarrā (le désaveu de leurs ennemis). À elles seules, elles définissent une posture intérieure, un engagement profond et un critère de sincérité spirituelle.
Mais que signifient-elles réellement ? Sont-elles seulement des concepts abstraits, ou bien des forces vivantes, capables de transformer notre rapport à la foi, à la justice et à l’autre ?
Ce texte n’est pas une simple étude doctrinale. Il est une invitation à réfléchir avec clarté, à aimer avec discernement, et à rejeter avec justice. Il nous rappelle que l’amour n’est jamais neutre : l’attachement aux Ahl al-Bayt (as) implique aussi une rupture lucide, en miroir, avec ce qui s’y oppose.
Tawallā, Tabarrā et Unité : une clarification nécessaire
Parmi les principes fondamentaux de la foi chiite figurent ces deux obligations complémentaires :
- Le tawallā, c’est-à-dire l’amour profond, l’adhésion et la fidélité aux Ahl al-Bayt (as),
- Le tabarrā, qui est le désaveu et la prise de distance envers leurs ennemis et ceux qui leur ont causé du tort.
Ces deux notions forment le cœur même de l’identité religieuse : aimer ceux qu’Allah (swt) a purifiés, et se désolidariser de l’injustice. Cependant, elles sont parfois mal comprises. Certains réduisent le tabarrā à une hostilité agressive ou à des invectives publiques, tandis que d’autres, au nom de l’unité (waḥda), rejettent toute forme de désaveu, même dans son expression la plus intérieure. Ces deux extrêmes détournent de l’équilibre voulu par les Imāms (as).
À ce sujet, l’Imām Mūsā al-Kāẓim (as) déclare :
طُوبىٰ لِشِيعَتِنَا الْمُتَمَسِّكِينَ بِحُبِّنَا فِي غَيْبَةِ قَائِمِنَا الثَّابِتِينَ عَلَىٰ مُوَالاَتِنَا وَالْبَرَاءَةِ مِنْ أَعْدَائِنَا، أُولٰئِكَ مِنَّا وَنَحْنُ مِنْهُمْ، قَدْ رَضُوا بِنَا أَئِمَّةً وَرَضِينَا بِهِمْ شِيعَةً، وَطُوبىٰ لَهُم
« Heureux soient nos chiites, ceux qui, durant la période d’occultation de notre Qāʾim, restent attachés à notre amour, fermes dans leur fidélité envers nous, et dans leur désaveu envers nos ennemis. Ceux-là font partie de nous et nous faisons partie d’eux ; ils nous ont acceptés comme guides (imāms), et nous les avons agréés comme partisans.
Heureux soient-ils ! »[1]
Cette parole éclaire la voie : l’unité véritable ne consiste pas à nier les principes, ni à taire la vérité. Elle se construit sur une fidélité lucide qui sait aimer profondément (tawallā) et se désavouer avec sagesse (tabarrā), sans tomber dans les polémiques stériles.
1. Tawallā et Tabarrā : aimer avec lucidité, désavouer avec discernement
Les notions de tawallā et de tabarrāsont des principes fondamentaux de l’Islam, indissociables sur le plan logique et spirituel.
Lorsqu’une personne aime profondément une cause ou une personne, elle s’oppose naturellement à tout ce qui lui est hostile. Cet amour crée une frontière : il protège ce qui est aimé et rejette ce qui menace.
Dans cette perspective, le tabarrā agit comme un système immunitaire : il empêche les éléments étrangers – les pensées et influences hostiles à la foi – d’entrer et de se développer dans le cœur. En ce sens, il « immunise » l’âme contre l’égarement.[2]
Mais le tabarrā est aussi une épreuve : il distingue les véritables partisans de ceux qui ne font que prétendre en faire partie. C’est pourquoi les Imāms (as) ont insisté sur cet engagement avec force.
L’Imām al-Ṣādiq (as) résume cette vérité de manière tranchante :
كَذَبَ مَنِ ادَّعَى مَحَبَّتَنَا وَلَمْ يَتَبَرَّأْ مِنْ عَدُوِّنَا
« Il ment, celui qui prétend nous aimer mais ne se désavoue pas de nos ennemis. »[3]
En d’autres termes, sans le tabarrā, les frontières entre la vérité et l’erreur s’effacent. En l’absence de ce rejet clair, les ennemis des alliés de Dieu finissent par se fondre dans le paysage, se normaliser, puis être peu à peu acceptés. Et celui qui ne se désolidarise pas se retrouve, souvent sans même s’en rendre compte, à basculer dans le camp opposé.
L’amour et le rejet : au cœur même de la foi
La foi véritable est indissociable d’une attitude intérieure claire : aimer les amis de Dieu et rejeter Ses ennemis.
Le fidèle compagnon, Faḍhl b. Yasār, demanda un jour à l’Imam al-Sādiq (as) [4] :
سأَلْتُ أَبَا عَبْدِ اللَّهِ(ع) عَنِ الْحُبِّ وَ الْبُغْضِ أَمِنَ الْإِیمَانِ هُوَ؟ فَقَالَ: وَ هَلِ الْإِیمَانُ إِلَّا الْحُبُّ وَ الْبُغْضُ؟
« J’ai demandé à Abā ʿAbdillāh (as) :
“L’amour et l’aversion font-ils partie de la foi ?”
Il répondit :
« Et qu’est-ce que la foi, sinon l’amour et l’aversion ? »
ثُمَّ تلَا هذِهِ الآیةَ:
حَبَّبَ إِلَيْكُمُ الْإِيمَانَ وَ زَيَّنَهُ فِي قُلُوبِكُمْ وَ كَرَّهَ إِلَيْكُمُ الْكُفْرَ وَ الْفُسُوقَ وَ الْعِصْيَانَ ۚ أُولَٰئِكَ هُمُ الرَّاشِدُونَ
Puis il récita ce verset :
« Dieu vous a fait aimer la foi, l’a embellie dans vos cœurs, et Il vous a fait détester la mécréance, la perversité et la désobéissance. Ce sont eux les bien-guidés. » [5]
Ce verset illustre que l’attitude du croyant ne se limite pas à l’affirmation d’un amour sans engagement. Elle implique aussi une opposition explicite à ce qui contredit la vérité.
2. Le Tabarrā dans les sources religieuses
2.1. Racine et expression du Tabarrā
Le mot tabarrā est issu de la forme verbale tafaʿʿul[6] du verbe arabe barāʾa, qui signifie : se désolidariser, se déclarer innocent, prendre ses distances[7].
La forme la plus manifeste du tabarrā, telle qu’elle apparaît dans les sources religieuses, est l’exclusion de la miséricorde divine (laʿn)[8], qui y est mentionnée à de nombreuses reprises.
2.2. L’exemple d’Ibrāhīm (as) : un modèle de désaveu
Le Saint Coran[9] présente le Prophète Ibrāhīm (as) et ses compagnons comme un exemple éloquent de tabarrī, c’est-à-dire un désaveu clair et constant envers l’idolâtrie et ses partisans.[10]
2.3. Une hiérarchie claire : fermeté envers les ennemis, miséricorde entre croyants
Le Noble Coran rappelle aussi que la rigueur envers les ennemis de Dieu est mentionnée avant même la miséricorde entre les croyants :
مُّحَمَّدٌ رَّسُولُ ٱللَّهِ ۚ وَٱلَّذِينَ مَعَهُۥٓ أَشِدَّآءُ عَلَى ٱلْكُفَّارِ
رُحَمَآءُ بَيْنَهُمْ
« Muḥammad (saw) est le Messager d’Allah. Ceux qui sont avec lui sont durs envers les mécréants et compatissants entre eux. »[11]
Ce verset met en lumière une vérité centrale de l’Islam : l’amour sincère et le désaveu ne sont pas opposés, mais complémentaires. Ils forment les deux dimensions d’une même orientation qui s’enracinent vers Dieu :
- le tawallā est l’amour pour Dieu et pour Ses alliés (ḥubb fī-llāh) ;
- le tabarrā en découle naturellement comme le rejet pour Dieu (bughḍ fī-llāh), c’est-à-dire l’aversion envers ceux qui s’opposent à Lui.
Ces deux attitudes, loin d’être contradictoires, expriment une même réalité : marcher sincèrement sur le chemin d’Allah (swt), en aimant pour Lui et en rejetant pour Lui.
Aimer les alliés de Dieu, se désolidariser de Ses ennemis
Selon ces deux principes, il nous incombe ainsi d’aimer les amis de Dieu, qui nous sont plus proches encore que nos propres parents, et de considérer comme ennemis ceux qui sont les ennemis de Dieu, même s’il s’agit de notre père ou de notre mère.
À ce propos, l’Imām Ḥasan al-ʿAskarī (as) rapporte de ses nobles ascendants (as) que le Saint Prophète (saw) s’adressa un jour à l’un de ses compagnons en ces termes :
يَا عَبْدَ اللَّهِ، أَحْبِبْ فِي اللَّهِ، وَابْغِضْ فِي اللَّهِ، وَوَالِ فِي اللَّهِ، وَعَادِ فِي اللَّهِ، فَإِنَّهُ لَنْ تُنَالَ وِلَايَةُ اللَّهِ إِلَّا بِذَلِكَ
« Ô serviteur de Dieu ! Aime et déteste pour Dieu, et aime en Lui et déteste en Lui, car tu n’atteindras la wilāya authentique envers Dieu qu’à travers cela. »
Puis il ajouta :
وَلَا يَجِدُ رَجُلٌ طَعْمَ الْإِيمَانِ وَإِنْ كَثُرَتْ صَلَاتُهُ وَصِيَامُهُ حَتَّى يَكُونَ كَذَلِكَ. وَقَدْ صَارَتْ مُؤَاخَاةُ النَّاسِ يَوْمَكُمْ هَذَا أَكْثَرُهَا فِي الدُّنْيَا، عَلَيْهَا يَتَوَادُّونَ، وَعَلَيْهَا يَتَبَاغَضُونَ، وَذَلِكَ لَا يُغْنِي عَنْهُمْ مِنَ اللَّهِ شَيْئًا
« En vérité, nul ne goûte à la saveur de la foi tant qu’il ne se conforme pas à cela — même s’il accomplit de nombreuses prières et jeûnes. La plupart des amitiés entre les gens reposent sur des motifs mondains. Ils s’aiment ou se haïssent pour des raisons d’intérêt terrestre, mais cela ne peut en aucun cas remplacer l’amour et le rejet en Dieu. »
Le compagnon interrogea alors :
يَا رَسُولَ اللَّهِ، فَكَيْفَ لِي أَنْ أَعْلَمَ أَنِّي قَدْ وَالَيْتُ فِي اللَّهِ، وَعَادَيْتُ فِي اللَّهِ، وَمَنْ وَلِيُّ اللَّهِ حَتَّى أُوَالِيَهُ، وَمَنْ عَدُوُّهُ حَتَّى أُعَادِيَهُ؟
« Comment puis-je savoir si mon amour et mon rejet sont véritablement pour Dieu ? Et qui est le walī de Dieu que je dois aimer ? Qui est Son ennemi que je dois rejeter ? »
فَأَشَارَ لَهُ رَسُولُ اللَّهِ صَلَّى اللَّهُ عَلَيْهِ وَآلِهِ وَسَلَّمَ إِلَى عَلِيٍّ
(عليه السلام)، فَقَالَ: أَتَرَى هَذَا؟ قَالَ: بَلَى
En réponse, le Saint Prophète (saw) désigna l’Imām ʿAlī (as) et lui dit :
« Le vois-tu ? »
Le compagnon répondit : « Oui, je le vois. »
Le Saint Prophète (saw) lui dit alors :
وَلِيُّ هذَا وَلِيُّ اللَّهِ فَوَالِهِ، وَعَدُوُّ هذَا عَدُوُّ اللَّهِ فَعَادِهِ. قَالَ: وَالِ وَلِيَّ هذَا، وَلَوْ أَنَّهُ قَاتِلُ أَبِيكَ وَوَلَدِكَ، وَعَادِ عَدُوَّ هذَا، وَلَوْ أَنَّهُ أَبُوكَ أَوْ وَلَدُكَ
L’ami de celui-ci est l’ami d’Allah (swt), alors aime-le. Et son ennemi est l’ennemi d’Allah (swt), alors prends-le en inimitié. Aime l’ami de cet homme, même s’il a tué ton père et ton fils. Et prends en inimitié son ennemi, même s’il s’agit de ton père ou de ton fils. »[12]
Dans une autre narration, l’Imām Ḥasan al-ʿAskarī (as), rapporte que le Saint Prophète (saw) a dit :
مَنْ قَوِيتْ بَصِيرَتُهُ، وَحَسُنَتْ بِالْوَلَايَةِ لِأَوْلِيَائِهِ وَالْبَرَاءَةِ مِنْ أَعْدَائِهِ مَعْرِفَتُهُ، فَذَاكَ أَخُوكُمْ فِي الدِّينِ، أَمَسُّ بِكُمْ رَحِمًا مِنَ الْآبَاءِ وَالْأُمَّهَاتِ
« Celui dont la clairvoyance est forte, et dont la connaissance de la wilāya envers les amis de Dieu ainsi que du désaveu envers leurs ennemis est saine, celui-là est votre frère en religion — il est même plus proche de vous que vos pères et mères. »[13]
Dans cette même perspective, l’Imām al-Riḍhā (as) a lui aussi adressé un avertissement contre ce comportement subtil mais destructeur :
فِتْنَةُ بَعْضِ مَنْ يَدَّعِي مَحَبَّتَنَا أَشَدُّ عَلَى شِيعَتِنَا مِنْ فِتْنَةِ الدَّجَّالِ
« L’épreuve (fitna) que provoquent certains de ceux qui prétendent nous aimer est plus dangereux pour nos chiites que l’épreuve du dajjāl. »
Un compagnon demanda :
« Et pourquoi cela ? »
L’Imām (as) répondit :
لأَنَّهُمْ يُوَالُونَ أَعْدَاءَنَا، وَيُعَادُونَ أَوْلِيَاءَنَا، فَإِذَا كَانَ كَذَلِكَ، الْحَقُّ وَالْبَاطِلُ مُخْتَلِطٌ، وَيَشْتَبِهُ الْأَمْرُ، فَلَا يُعْرَفُ الْمُؤْمِنُ مِنَ الْمُنَافِقِ
« Parce qu’ils se lient d’amitié avec nos ennemis et se montrent hostiles envers nos amis. Dans une telle situation, la vérité et le faux se mélangent, la confusion s’installe, et il devient impossible de distinguer le croyant de l’hypocrite. »[14]
Ces enseignements soulignent l’exigence d’un attachement sans équivoque : aimer sincèrement les alliés d’Allah (swt), se désolidariser de leurs ennemis, et refuser toute confusion entre vérité et compromis. C’est précisément cette fidélité lucide qui protège la communauté chiite de la confusion et du mélange entre le juste et l’injuste.
Un danger contemporain : s’éloigner de la tradition prophétique
Pourtant, à notre époque, certains s’éloignent parfois de cette tradition prophétique, au nom d’une tolérance apparente qui n’est en réalité qu’un compromis au détriment des principes.
Nous devons être conscients que s’attacher à des références religieuses ou culturelles qui ne viennent pas de la tradition du Prophète (saw) et des Ahl al-Bayt (as), ou suivre ceux qui défendent l’erreur, conduit forcément à des divisions avec les partisans de la vérité.
Cet éloignement finit par rompre les liens avec ceux qui incarnent la vérité, mettant en péril la cohésion de la communauté chiite. Les traditions ont annoncé ce danger, interdit les causes qui alimentent ces divisions, et montré ce qui permet de rassembler les croyants sincères et de renforcer leur unité.
Pour éviter cette dérive, les Imāms (as) ont tracé des repères clairs, rappelant que la fidélité exige un positionnement sans équivoque :
فمَعَکمْ معَکمْ لاَ مَعَ غَیرِکمْ
« Avec vous, avec vous, et non avec d’autres que vous »[15]
Cette expression d’une grande portée trace une frontière sans ambiguïté : d’un côté, les Ahl al-Bayt (as) ; de l’autre, ceux qui leur sont opposés.
L’Imām al-Ṣādiq (as) affirme ainsi :
وَاللَّهِ مَا جَعَلَ اللَّهُ لِأَحَدٍ خِيَرَةً فِي ٱتِّبَاعِ غَيْرِنَا، وَإِنَّ مَنْ وَافَقَنَا خَالَفَ عَدُوَّنَا، وَمَنْ وَافَقَ عَدُوَّنَا فِي قَوْلٍ أَوْ عَمَلٍ فَلَيْسَ مِنَّا وَلَا نَحْنُ مِنْهُم
« Par Dieu ! Allah (swt) n’a laissé à personne le choix de suivre d’autres que nous. Celui qui est avec nous est [nécessairement] en opposition avec nos ennemis. Et celui qui, en parole ou en acte, est en accord avec nos ennemis, n’est pas des nôtres, et nous ne sommes pas des siens. »[16]
L’obligation de l’amour et du désaveu
Dans une parole fondamentale, l’Imām al-Ṣādiq (as) déclare :
حُبُّ أَوْلِيَاءِ اللَّهِ وَٱلْوَلَايَةُ لَهُمْ وَاجِبَةٌ، وَٱلْبَرَاءَةُ مِنْ أَعْدَائِهِمْ وَاجِبَةٌ، وَمِنَ ٱلَّذِينَ ظَلَمُوا۟ آلَ مُحَمَّدٍ (ص) وَهَتَكُوا حِجَابَهُ، فَأَخَذُوا۟ مِن فَاطِمَةَ (ع) فَدَك، وَمَنَعُوهَا مِيرَاثَهَا، وَغَصَبُوهَا، وَزَوْجَهَا حُقُوقَهُمَا، وَهَمُّوا بِإِحْرَاقِ بَيْتِهَا، وَأَسَّسُوا ٱلظُّلْمَ، وَغَيَّرُوا سُنَّةَ رَسُولِ ٱللَّهِ
« L’amour envers les alliés de Dieu et l’acceptation de leur wilāya sont obligatoires. De même que le désaveu de leurs ennemis est obligatoire — en particulier ceux qui ont opprimé la Famille de Muḥammad (saw), ceux qui ont violé leur dignité, ceux qui ont usurpé Fadak à Fāṭima (sa), l’ont privée de son héritage, ont usurpé ses droits et celui de son époux […]. »[17]
Ces enseignements montrent donc que le tabarrā n’est pas un choix facultatif, mais un devoir explicite qui engage le croyant au plus profond de sa foi. Pourtant, malgré l’évidence de ces prescriptions, la réalité de ce désaveu est souvent méconnue ou mal interprétée. Il est donc nécessaire de revenir à une compréhension juste et équilibrée de ce principe fondamental.
3. Un regard juste sur le sens du Tabarrā
Parmi les valeurs souvent mal comprises dans nos sociétés, le tabarrā occupe une place centrale.
Beaucoup se contentent de l’associer à une hostilité verbale, comme le fait d’insulter ou de maudire publiquement les adversaires des Ahl al-Bayt (as). On réduit alors le tabarrā à une manifestation extérieure, bruyante et parfois agressive. Or, cette vision est incomplète, réductrice et même erronée.
3.1. La véritable nature du Tabarrā
Le tabarrā, dans sa signification authentique, est bien plus profond :
- Il consiste avant tout à se désolidariser intérieurement des ennemis d’Allah (swt).
- C’est un état de rejet intime, ancré au cœur du croyant, qui refuse d’accepter la légitimité de ceux qui se sont opposés au Messager d’Allah (saw) et à sa famille (as), que ce soit sur le plan doctrinal, moral ou spirituel.
- Il s’agit d’une forme de purification intérieure, par laquelle on se protège soi-même des idées, des attitudes et des comportements contraires à la vérité.
3.2. Expression extérieure et Taqiyya
Il est vrai que ce désaveu intérieur peut parfois s’exprimer de façon visible :
- Par la parole : par exemple, le laʿn (la demande à Allah (swt) d’éloigner de Sa miséricorde les ennemis de Sa religion).
- Par des prises de position claires, par des actes symboliques ou des protestations publiques.
Cependant, ces expressions extérieures ne sont pas toujours possibles, notamment lorsque le contexte impose la dissimulation (taqiyya). [18]
Même dans ces situations, le tabarrā ne disparaît pas : il reste une conviction intime, permanente, que rien ne doit altérer.
3.3. Tabarrā et laʿn : deux notions distinctes
C’est ici qu’apparaît une confusion fréquente : beaucoup pensent que tabarrā et laʿn sont identiques. En réalité :
- Le tabarrā est le principe fondamental : il consiste à se détacher intérieurement et à rejeter ceux qui ont combattu la vérité.
- Le laʿn est l’une des formes possibles d’expression de ce principe : c’est une invocation verbale, une demande adressée à Allah (swt) de retrancher ces ennemis de Sa miséricorde.
Ces deux concepts sont liés, mais ne se confondent pas. Le tabarrā est une obligation doctrinale constante ; le laʿn est un mode d’expression dont l’usage peut varier selon les contextes.
L’Imām ʿAlī (as), dans une parole d’une grande subtilité, a bien différencié ces deux dimensions. Il a dit :
أَمَّا إِنَّهُ سَيَظْهَرُ عَلَيْكُمْ بَعْدِي رَجُلٌ رَحْبُ الْبُلْعُومِ، مُنْدَحِقُ الْبَطْنِ يَأْكُلُ مَا يَجِدُ وَ يَطْلُبُ مَا لَا يَجِدُ، فَاقْتُلُوهُ وَ لَنْ تَقْتُلُوهُ. أَلَا وَ إِنَّهُ سَيَأْمُرُكُمْ بِسَبِّي وَ الْبَرَاءَةِ مِنِّي، فَأَمَّا السَّبُّ فَسُبُّونِي فَإِنَّهُ لِي زَكَاةٌ وَ لَكُمْ نَجَاةٌ؛ وَ أَمَّا الْبَرَاءَةُ، فَلَا تَتَبَرَّءُوا مِنِّي، فَإِنِّي وُلِدْتُ عَلَى الْفِطْرَةِ وَ سَبَقْتُ إِلَى الْإِيمَانِ وَ الْهِجْرَةِ
« Sachez qu’après moi apparaîtra parmi vous un homme[19] à la gorge vorace et au ventre proéminent ; il mangera tout ce qu’il trouvera et recherchera ce qu’il ne trouvera pas. Tuez-le donc ! Mais vous ne parviendrez pas à le tuer.
Écoutez bien : il vous ordonnera de m’insulter et de vous désavouer de moi.
Quant à l’insulte [verbale], insultez-moi, car elle est pour moi une purification (zakāt) et pour vous un moyen de vous protéger.
Mais quant au désaveu [du cœur], ne vous désavouez pas de moi. Car je suis né sur la nature originelle (fiṭra), et j’ai devancé les autres dans la foi et l’émigration. »[20]
Cette parole est en parfaite harmonie avec le verset suivant :
مَن كَفَرَ بِٱللَّهِ مِنۢ بَعْدِ إِيمَـٰنِهِۦٓ إِلَّا مَنْ أُكْرِهَ وَقَلْبُهُۥ مُطْمَئِنٌّۢ بِٱلْإِيمَـٰنِ وَلَـٰكِن مَّن شَرَحَ بِٱلْكُفْرِ صَدْرًۭا فَعَلَيْهِمْ غَضَبٌۭ مِّنَ ٱللَّهِ ۖ وَلَهُمْ عَذَابٌ عَظِيمٌ
« Quiconque a renié Allah (swt) après avoir cru… ‒ sauf celui qui y a été contraint alors que son cœur demeure plein de la sérénité de la foi ‒ mais ceux qui ouvrent délibérément leur cœur à la mécréance, ceux-là ont sur eux une colère d’Allah (swt) et ils ont un châtiment terrible. »[21]
L’Imām ʿAlī (as) dit encore :
أَلَا وَإِن دَعَوْكُمْ إِلَى سَبِّنَا فَسُبُّونَا، وَإِن دَعَوْكُمْ إِلَى شَتْمِنَا فَاشْتُمُونَا، وَإِن دَعَوْكُمْ إِلَى لَعْنِنَا فَالْعَنُونَا، وَإِن دَعَوْكُمْ إِلَى الْبَرَاءَةِ مِنَّا فَلَا تَتَبَرَّؤُوا مِنَّا، وَمُدُّوا أَعْنَاقَكُمْ لِلسَّيْفِ وَاحْفَظُوا يَقِينَكُمْ، فَإِنَّهُ مَنْ تَبَرَّأَ مِنَّا بِقَلْبِهِ تَبَرَّأَ اللَّهُ مِنْهُ وَرَسُولُهُ. أَلَا وَإِنَّهُ لَا يَلْحَقُنَا سَبٌّ وَلَا شَتْمٌ وَلَا لَعْنٌ
« Écoutez bien : si l’on vous oblige à nous insulter, alors insultez-nous ; si l’on vous ordonne de nous maudire, alors maudissez-nous [verbalement]. Mais s’ils vous demandent de vous désavouer de nous (tabarrā), ne le faites jamais. Préparez vos cous à recevoir le sabre, mais gardez votre certitude. Car celui qui se désavoue de nous dans son cœur, Allah et Son Messager se désavouent de lui. Sachez que les insultes, les injures et les malédictions ne nous atteignent pas. »[22]
Cette dernière parole de l’Imām ʿAlī (as) montre de façon limpide qu’il existe une différence essentielle entre le laʿn – la malédiction prononcée – et le tabarrā, qui est une conviction intime et un désaveu sincère et constant du cœur.
Certains, au nom d’une unité mal comprise, ont confondu ces deux concepts : Ils rejettent le laʿn, puis, par glissement, en viennent à rejeter le principe même du tabarrā. Ils pensent qu’en abandonnant toute forme de désaveu, ils favorisent l’entente et l’unité. Mais en réalité, cela revient à saper un fondement essentiel de l’identité chiite : aimer sincèrement les Ahl al-Bayt (as) (tawallā), et se désavouer clairement de leurs ennemis (tabarrā).
3.4. Synthèse : les trois niveaux du Tabarrā
La notion de tabarrā peut donc être comprise selon trois niveaux hiérarchiques, qui forment ensemble une seule réalité spirituelle complète :
1. Le désaveu intérieur
Le premier et le plus fondamental des niveaux du tabarrā est le désaveu intérieur, c’est-à-dire la rupture du cœur avec les ennemis de Dieu, en raison de leur hostilité envers Lui. Cette disposition n’est pas simplement une réaction émotionnelle : elle est le fruit d’une connaissance lucide et d’une conscience éveillée.
Ainsi, lorsqu’un croyant reconnaît clairement qui sont les alliés de Dieu et qui Lui sont hostiles, il développe naturellement une aversion intérieure pour ceux qui s’opposent à la vérité.
2. Le désaveu par l’action
Le deuxième niveau consiste à se différencier des ennemis de Dieu dans ses actes. Cela implique que le croyant évite de leur ressembler dans ses comportements, ses habitudes, ses alliances ou ses engagements pratiques.
Il s’agit ici d’un tabarrā visiblement incarné : le croyant refuse de se fondre dans des pratiques ou des systèmes contraires à la voie divine, et trace une ligne claire dans sa manière de vivre, de s’associer et d’agir.
3. Le désaveu verbal
Le troisième niveau du tabarrā correspond à son expression explicite : par la parole, par la protestation ou le débat argumenté, et, dans certains contextes, par le laʿn – c’est-à-dire la demande adressée à Allah (swt) d’éloigner de Sa miséricorde les ennemis et les opposants de Sa religion.
Ce troisième degré est contextuel, car il dépend des circonstances sociales[23], politiques[24] et religieuses[25].
Dans certaines situations, cette expression explicite est possible et même nécessaire : par exemple lorsqu’il s’agit de préserver la pureté de la doctrine, de dénoncer une injustice manifeste ou d’empêcher la propagation d’un égarement majeur.
En revanche, lorsque les rapports de force, les menaces ou l’intérêt supérieur de la communauté l’exigent, la dissimulation et la prudence s’imposent. Il s’agit alors de protéger sa vie, celle des autres croyants, et de maintenir la cohésion sans renoncer à la conviction intime.
À la lumière des ḥadiths précédemment évoqués, il apparaît clairement qu’un croyant ne doit jamais abandonner le premier niveau : le tabarrā du cœur.
Si ce rejet intérieur venait à disparaître, il perdrait ce qui constitue l’essence même de la foi.
Les autres niveaux d’expression, eux, peuvent être suspendus ou adaptés en fonction du contexte, mais le cœur du croyant doit demeurer en rupture totale avec l’injustice et les ennemis de Dieu, même lorsqu’il n’est pas possible de l’exprimer ouvertement.
Conclusion
Au terme de cette étude, il apparaît avec clarté que le tawallā et le tabarrā ne sont ni secondaires ni accessoires dans la foi chiite. Ils en constituent le cœur vivant. Aimer sincèrement les Ahl al-Bayt (as) ne peut aller sans une dissociation intérieure réelle et assumée de leurs ennemis. Cette rupture n’est pas une réaction excessive ou émotionnelle : elle est l’expression lucide d’une fidélité éclairée, enracinée dans le Coran et les enseignements des Imāms (as).
Loin des confusions et des interprétations extrêmes, tawallā et tabarrā se révèlent comme deux dimensions complémentaires d’un même engagement : aimer en Dieu, rejeter pour Dieu. L’un protège l’âme par l’amour, l’autre la purifie par le refus de l’injustice. Ensemble, ils forment un chemin d’équilibre, entre attachement spirituel et lucidité face aux dérives.
Cette dissociation ne signifie ni brutalité, ni rejet de la sagesse, ni fermeture aux autres. Elle peut s’exprimer avec prudence, et parfois même devoir être tue, selon les contextes. Mais elle ne doit jamais disparaître du cœur du croyant.
Aujourd’hui, certains discours appellent à une unité sans conditions, au prix du silence sur des vérités fondamentales. Or, si l’unité est un bien, elle ne peut se bâtir qu’autour de la vérité (ḥaqq) – et non en l’effaçant.
Rester fidèle aux Ahl al-Bayt (as), c’est marcher à la fois dans l’amour et dans le désaveu, avec justice, clairvoyance et constance. C’est préserver la cohérence de sa foi, la pureté de son cœur et l’espoir sincère d’être parmi ceux qui recevront leur intercession.
Aimer pour Dieu, désavouer pour Dieu — c’est cela, avancer vers Dieu.
[1] Bihār al-anwār, Muḥammad Bāqir al-Majlisī, Muʾassasat al-Wafāʾ, 1404 de l’hégire, vol. 51, p. 151, ḥadīth n°6.
[2] NDT : voir l’article intitulé « La philosophie du désaveu et de la malédiction dans la Ziyārat de ʿĀshūrāʾ, de l’Āyatollāh Miṣbāḥ Yazdī ».
[3] Bihār al-anwār, vol. 27, p. 57.
[4] Al-Kāfī, Muḥammad b. Yaʿqūb al-Kulaynī, Dār al-Kutub al-Islāmiyya, 1407 H, vol. 2, p. 125 ; Bihār al-anwār, vol. 65, p. 63.
[5] Le Saint Coran, Sūrat al-Ḥujurāt (49), verset 7.
[6] NDT : une forme verbale issue de la cinquième forme de conjugaison des verbes arabes (باب التفعّل). Cette forme exprime généralement une action réfléchie, progressive ou intensive. Elle peut indiquer que le sujet acquiert peu à peu une qualité, ou entreprend volontairement une action en profondeur. Par exemple, le verbe tabarrāʾa (تبرّأ) au mode tafaʿʿul souligne une dissociation intérieure et consciente, et non simplement formelle ou spontanée.
[7] Al-Miṣbāḥ al-munīr, pp. 46–47, racine « barāʾa » ; Dehkhodā, vol. 4, p. 575, définition de « tabarrī ».
[8] NDT : Le terme laʿn est généralement traduit par « malédiction ». Toutefois, il convient de préciser que le sens réel de cette « malédiction » désigne une invocation, une demande adressée à Allah (swt) afin qu’Il éloigne de Sa miséricorde ceux qui se sont montrés hostiles ou qui ont opprimé le Messager de Dieu (saw) ou sa sainte famille (as). De nombreux versets coraniques et hadiths viendront illustrer et étayer cette idée au fil de l’article.
[9] Le Saint Coran, Sūrat al-Mumtaḥana (60), verset 4.
[10] NDT : Ce point a été développé de manière approfondie dans l’article « La philosophie du désaveu et de la malédiction dans la Ziyārat de ʿĀshūrāʾ » de l’Āyatollāh Miṣbāḥ Yazdī.
[11] Sūrat al-Fatḥ (48), verset 29.
[12] Bihār al-anwār, vol. 27, p. 55.
[13] Wasāʾil al-shīʿa, vol. 9, p. 229, ḥadīth n°11904.
[14] Ṣifāt al-shīʿa, Ibn Bābawayh al-Qummī, Aʿlamī, Téhéran, 1362 H-Sh, vol. 8 ; Bihār al-anwār, vol. 72, p. 391.
[15] Man lā yaḥḍuruhu al-faqīh, vol. 2, p. 609 ; Tahdhīb al-aḥkām, vol. 6, pp. 95–96 ; ʿUyūn akhbār al-Riḍhā, vol. 1, p. 305.
[16] Wasāʾil al-shīʿa, al-Ḥurr al-ʿĀmilī, Dār Iḥyāʾ al-Turāth al-ʿArabī, Beyrouth, 5e éd., 1403 H, vol. 27, p. 119.
[17] Bihār al-anwār, vol. 27, p. 51, ḥadīth n°3.
[18] NDT : La taqiyya désigne la dissimulation temporaire de sa foi ou de ses positions religieuses dans un contexte de danger ou de contrainte, afin de préserver sa vie, sa dignité ou l’unité. Elle n’annule pas la conviction intérieure, mais en suspend parfois l’expression publique. Le concept de la taqiyya fera l’objet d’une analyse approfondie ultérieurement.
[19] NDT : Il s’agit ici de Muʿāwiyah ibn Abī Sufyān, premier fondateur de la dynastie des Omeyyades, connu pour son hostilité envers l’Imām ʿAlī (as) et pour avoir instauré la pratique consistant à le maudire publiquement depuis les tribunes officielles.
[20] Nahj al-balāgha, sermon 57.
[21] Le Saint Coran, Sūrat al-Naḥl (16), verset 106.
[22] Ilzām al-nāṣib fī ithbāt al-ḥujja al-ghāʾib (aj), vol. 2, p. 159.
[23] NDT : Par circonstances sociales, on entend la nature du milieu environnant – par exemple, une société majoritairement hostile au chiisme ou au contraire un environnement où ces convictions peuvent être exprimées librement.
[24] NDT : Les circonstances politiques désignent le climat général imposé par le pouvoir : certains régimes tolèrent ces prises de position, d’autres les interdisent sous peine de représailles graves.
[25] NDT : Les circonstances religieuses renvoient aux priorités et à l’intérêt supérieur de la communauté : parfois, une expression publique renforce la foi et clarifie la vérité, parfois elle risque de semer la confusion ou d’alimenter des tensions inutiles.
