Le chiisme et les cérémonies de deuil (Azādārī) – Partie 3

Plan de l'article

Markaz-e Pajuḥeshī-ye Ōlūm-e Islāmī-ye Nūr

Introduction

Après avoir mis en lumière, dans les deux premières parties de cet article, les fondements scripturaires et l’institutionnalisation progressive du Azādārī, une question subsiste et mérite d’être examinée :

Pourquoi verser des larmes pour l’Imām al-Ḥusayn (as) et ses compagnons, alors même que leur martyre les a élevés aux plus hauts degrés de la proximité divine? Est-il cohérent de faire le deuil de ceux qui, par leur sacrifice, ont remporté la victoire suprême et assuré leur récompense éternelle auprès d’Allah (swt) ?

Certains comparent ces cérémonies aux célébrations d’autres traditions religieuses, à l’image de la crucifixion du Christ, considérée comme un salut universel. Pourtant, les pleurs et la commémoration de Karbalāʾ répondent à une logique spirituelle, humaine et sociale qui leur est propre.

Dans cette troisième partie, nous chercherons à montrer que la commémoration du deuil de l’Imām al-Ḥusayn (as) n’est pas un simple acte de tristesse ou de nostalgie. Le Azādārī témoigne à la fois de l’amour sincère pour les Ahl al-Bayt (as), de la condamnation de l’oppression, et d’un engagement vivant à préserver leur message.

Avant de saisir pleinement la valeur unique des larmes versées pour Karbalāʾ, il convient d’abord de rappeler que, dans la tradition islamique, le pleur n’est pas un phénomène uniforme : il peut être signe de faiblesse comme de grandeur, d’égarement comme de foi. Comprendre les différentes formes de pleur est une étape nécessaire pour situer la place qu’occupent les larmes du deuil sacré.

1. La nature et la signification des pleurs

En apparence, pleurer est une réaction naturelle et physiologique face à une émotion.

Pourtant, en Islam, les larmes sont comprises comme le reflet d’une expérience intérieure profonde, qui peut exprimer tour à tour une affliction personnelle, une élévation spirituelle ou un engagement moral. Loin d’être uniformes, les pleurs prennent des formes et des significations diverses.

La tradition islamique distingue ainsi plusieurs catégories :

a) Le pleur d’impuissance

Ce premier type de larmes est celui de la vulnérabilité face à l’échec. Il naît chez celui qui, incapable d’atteindre son but, se sent submergé par le découragement et le désarroi.

b) Le pleur instinctif face à la perte

Il se manifeste spontanément après une séparation affective ou un deuil. Ces larmes, tournées vers le passé, peuvent parfois entraver la vie sociale ou plonger l’individu dans la mélancolie. Ce type de pleur évoque, par exemple, les sanglots d’un enfant qui vient d’être séparé de sa mère, ou qui réalise soudain que son être cher ne reviendra pas.

c) Le pleur de repentir et de foi

Il s’agit là de larmes qui sont empreintes de conscience spirituelle et de sincérité. Elles naissent dans la prière (ṣalāt) ou l’invocation (munājāt), lorsque l’homme, conscient de ses fautes, se tourne vers Allah (swt) avec humilité et regret.

L’Imām al-Sajjād (as) considérait d’ailleurs que la larme versée dans la solitude de la nuit, par crainte d’Allah (swt), est la plus précieuse des gouttes aux yeux du Seigneur.[1] Ces pleurs, orientés vers le présent et l’avenir, participent à la purification intérieure.

d) Le pleur spirituel face à la perte d’un guide

Il s’agit d’une douleur née de l’absence d’une figure parfaite : un Prophète (saw), un Imām (as), un guide spirituel.

Lorsque le Messager d’Allah (saw) quitta ce monde, Umm Ayman pleura abondamment. Abu Bakr lui demanda :

« Pourquoi pleures-tu, alors que le Prophète (saw) est désormais auprès d’Allah (swt) ? »
Elle répondit :
« Je pleure parce que dorénavant le lien avec la révélation et les nouvelles du ciel s’est rompu. »[2]

Ces larmes dépassent l’affliction personnelle ; elles expriment la conscience d’une perte collective et spirituelle.

e) Le pleur de joie

Toutes les larmes ne sont pas tristes : certaines traduisent un bonheur si intense qu’il déborde le cœur.

Ainsi, lorsque Jaʿfar b. Abī Ṭālib revint d’Abyssinie après des années d’absence, le Prophète (saw), l’apercevant, se mit à pleurer de joie et le serra dans ses bras.[3]

f) Le pleur de séparation

Il s’agit du pleur de l’amoureux, accablé par la douleur de la séparation d’avec l’être aimé.

Ces larmes ont traversé l’histoire sacrée : Yaʿqūb (as) pleura la disparition de Yūsuf (as) jusqu’à perdre la vue, et le pèlerin, aujourd’hui encore, se tient face au sanctuaire de Karbalāʾ en murmurant :

يا ليتني كنت معكم فأفوز فوزاً عظيما

« Ah ! si seulement j’avais été avec vous, j’aurais alors remporté un triomphe éclatant ! »[4]

g) Le pleur de compassion

Le cœur qui ne s’endurcit pas se laisse émouvoir par la douleur d’autrui. Ces larmes sont celles de la miséricorde et de l’attendrissement.

Le Saint Prophète (saw) pleura à la mort de son fils Ibrāhīm, déclarant :

من لا يرحم لا يُرحم

« Celui qui n’éprouve pas de miséricorde ne bénéficiera pas de miséricorde. »[5]

En effet, plus l’amour et la proximité entre les individus sont profonds, plus la douleur de la perte se fait intense, et plus ses manifestations deviennent poignantes.

Les pleurs du Saint Prophète (saw) pour al-Husayn (as)

Le grand savant Allāma Amīnī, dans son ouvrage Sīratunā wa Sunnatunā, rapporte une multitude de traditions transmises par des narrateurs sunnites relatant les pleurs et le deuil du Prophète (saw) pour son petit-fils al-Ḥusayn (as).

Par exemple, il cite al-Ḥākim al-Naysābūrī, auteur du Mustadrak, qui rapporte :

« Chaque fois qu’al-Ḥusayn (as) se rendait auprès du Prophète (saw), celui-ci le prenait dans ses bras, pleurait et annonçait son martyre. »[6]

De même, il est rapporté :

« Lorsque l’Imām al-Ḥusayn (as) atteignit l’âge de deux ans, le Prophète (saw) entreprit un voyage. Arrivé à un certain endroit, il s’arrêta et ses yeux se remplirent de larmes. Ses compagnons lui demandèrent la raison de sa tristesse. Il répondit : “Jibrīl m’a informé que mon fils al-Ḥusayn sera tué à Karbalāʾ…”
Puis, à son retour, il monta en chaire et raconta l’événement en détail, jusqu’à ce que les gens présents éclatent en sanglots. »
[7]

Allāma Amīnī rapporte encore un hadith transmis par ʿĀisha :

« Jibrīl descendit auprès du Prophète (saw) et lui annonça le martyre de l’Imām al-Ḥusayn (as). Il lui remit une poignée de la terre de Karbalāʾ en disant :
“C’est sur cette terre que ton fils sera tué.”
Lorsque Jibrīl partit, le Prophète (saw) tenait cette terre dans sa main. Il se mit à pleurer et dit :
‘Ô ʿĀisha, Jibrīl m’a informé que mon fils al-Ḥusayn sera martyrisé sur la terre de Ṭaff.’ »
[8]

Ces témoignages, transmis par de nombreux rapporteurs, montrent qu’aucune école musulmane ne conteste la réalité du deuil du Saint Prophète (saw) pour son petit-fils (as).

Le martyre de Ḥusayn (as) annoncé à Fāṭima (sa)

Parmi les récits les plus émouvants figure celui où le Messager d’Allah (saw) annonça à sa fille Fāṭima (sa) le destin tragique de son fils bien-aimé.

Il est rapporté :

Lorsque le Prophète (saw) informa Fāṭima (sa) du martyre de l’Imām al-Ḥusayn (as) et des épreuves qu’il subirait, elle éclata en sanglots et demanda :

« Ô mon père, quand cet événement aura-t-il lieu ? »

Le Prophète (saw) répondit : « Ce sera à une époque où ni moi, ni toi, ni ʿAlī ne serons présents. »

Les larmes de Fāṭima (sa) redoublèrent. Elle interrogea encore :

« Mon père, qui donc pleurera [mon] Ḥusayn ? Qui organisera des assemblées de deuil pour
lui ? »

Le Prophète (saw) lui répondit :

« Ô Fāṭima, les femmes de ma communauté pleureront les femmes de ma famille, et les hommes de ma communauté pleureront les hommes de ma famille. Chaque année, ils perpétueront cette tradition de deuil.

Au Jour du Jugement, tu intercéderas pour les femmes de ma communauté, et moi, pour ses hommes. Quiconque, parmi ma communauté, versera des larmes pour la tragédie de Ḥusayn, nous le prendrons par la main et l’introduirons au Paradis.

Ma chère Fāṭima, sache qu’au Jour du Jugement, tous les yeux seront en pleurs, sauf ceux qui auront pleuré la tragédie et le deuil de Ḥusayn. Ces yeux-là seront illuminés de joie et recevront la bonne nouvelle des bénédictions paradisiaques. »[9]

Il ne fait donc aucun doute que celui qui pleure la tragédie de l’Imām al-Ḥusayn (as) bénéficie d’un regard particulier de la miséricorde divine. L’Imām al-Ṣādiq (as) invoque d’ailleurs en faveur de ces personnes :

« O Allah ! Fais miséricorde à ces visages que le soleil a altérés, fais miséricorde à ces joues qui se sont posées sur la tombe d’Aba ʿAbdillāh al-Ḥusayn (as). Fais miséricorde à ces yeux dont les larmes ont coulé par compassion pour nous, fais miséricorde à ces cœurs qui ont été saisis de chagrin et consumés pour nous. Et fais miséricorde à ces hurlements qui se sont élevés pour nous ! »[10]

h) Le pleur d’engagement

Enfin, il est un type de larme qui dépasse la douleur : celle qui exprime l’allégeance et la fidélité à une cause sacrée.

Ces larmes disent silencieusement : « Je suis en harmonie avec la voie de l’Imām al-Ḥusayn (as), et je demeure fidèle à ses idéaux. »

Certains manifestent cet engagement par des poèmes, des slogans, des processions. D’autres encore écoutent le récit de ʿĀshūrāʾ et sentent leur cœur se briser de sincérité.

Ces larmes versées pour l’Imām al-Ḥusayn (as) sont ainsi à la fois un acte d’adoration, une déclaration de guerre contre l’injustice, et un acte d’allégeance aux nobles objectifs de l’Imām (as) et de ses compagnons.[11]

Pourtant, certains se demandent encore : comment expliquer que l’on pleure ceux qui ont atteint le sommet de la proximité divine ?

2. La grandeur et la beauté spirituelle de ʿĀshūrāʾ

Pour répondre aux questions que nous avons posées en introduction – pourquoi pleurer ceux qui ont atteint la perfection ultime ? – il faut d’abord s’arrêter sur la nature même de cet événement. En effet, c’est dans la profondeur spirituelle de ʿĀshūrāʾ que se trouve la première clé de compréhension : cette tragédie fut tout à la fois une épreuve et un sommet de lumière, un sacrifice et une victoire suprême.

Parler de ʿĀshūrāʾ, c’est avant tout évoquer la beauté unique qu’elle recèle : celle d’une humanité portée à son plus haut degré de sublimité et de pureté. Cette noblesse réside dans la grandeur des valeurs incarnées par l’Imām al-Ḥusayn (as) et ses compagnons : le courage, la loyauté, la vérité.

Ils ont transmis à l’humanité une leçon inestimable, au point que leur martyre est considéré comme la forme absolue de réussite et de triomphe spirituel.

En effet, le martyre, pour celui qui l’atteint, est l’élévation la plus haute. L’Imām al-Ḥusayn (as) disait :

« Mon grand-père, le Prophète (saw), m’a dit :

وَإِنَّ لَكَ فِي الْجَنَّةِ دَرَجَاتٍ لَا تَنَالُهَا إِلَّا بِالشَّهَادَةِ

« Il t’est réservé, au Paradis, un rang que tu n’atteindras que par le martyre. » »[12]

Par ailleurs, lorsque l’Imām ʿAlī (as) apprit qu’il connaîtrait le martyre, il éprouva une joie profonde qu’il ne chercha pas à contenir. Après avoir été frappé, il déclara :

« Je jure par Allah ! Il ne m’est rien arrivé qui soit contraire à ce que j’attendais ; ce qui s’est produit, c’est précisément ce à quoi j’aspirais parvenir. Je suis comme quelqu’un qui cherche de l’eau dans le désert et qui, soudain, tombe sur un puits ou une source. Je suis semblable à un homme en quête qui a atteint ce qu’il désirait. »[13]

Dans cette perspective, le martyre des Imāms (as) et de leurs compagnons n’est pas une défaite : c’est une rencontre avec le Bien-Aimé, l’achèvement de la vocation prophétique et le sceau de l’âme accomplie.

Cette dimension de la tragédie de Karbala est certes source de fierté et d’honneur. Oui, nous pouvons être fiers d’être issus d’une telle école lumineuse, d’y avoir grandi, d’y mourir, et d’être constamment prêts à y sacrifier tout ce que nous possédons.

Pourtant, cette grandeur transcendante ne saurait occulter une autre réalité : la dimension profondément tragique de ʿĀshūrāʾ. Car si le martyre est une consécration pour ceux qui l’atteignent, il reste, pour l’humanité, un témoignage déchirant de l’injustice et de la trahison.

3. La douleur historique et la dimension tragique

Si la beauté de ʿĀshūrāʾ est celle de la perfection spirituelle et de l’accomplissement ultime, une autre facette, tout aussi essentielle, est sa dimension tragique, empreinte de douleur et de chagrin.

C’est la douleur de constater qu’une communauté, qui se disait héritière du Prophète (saw), a refusé de reconnaître le droit légitime de l’Imām (as), et s’est comportée avec la plus déconcertante déloyauté envers la créature la plus aimée de Dieu.

L’injustice infligée à l’Imām al-Ḥusayn (as), à sa famille et à ses compagnons touche profondément tout être conscient et sincère. Elle meurtrit les âmes sensibles, et rend impossible toute idée de réjouissance ou de célébration insouciante. Comment demeurer indifférent face aux événements qui se sont déroulés dans la plaine brûlante de Karbalāʾ ?

Quel cœur pourrait rester insensible en apprenant que, cerné par des centaines de soldats ennemis et accablé d’une soif déchirante, al-ʿAbbās ibn ʿAlī (as) parvint enfin à la rive de l’Euphrate ? Ses mains touchèrent l’eau, fraîche et abondante, mais son cœur y renonça. Se souvenant de la soif de l’Imām al-Ḥusayn (as) et des enfants, il retira sa main, sans en boire une seule goutte, remplit l’outre et, les lèvres desséchées et le cœur ardent, se détourna pour rejoindre le campement des siens [14] . N’est-il pas difficile de contenir ses larmes devant une telle loyauté et une telle noblesse ?

C’est précisément dans ces larmes et dans cette émotion que l’être humain ressent, plus qu’en aucune autre circonstance, sa proximité avec celui qu’il aime. En vérité, c’est dans cet instant de dépassement de soi que le cœur se trouve uni à l’aimé.

Le rire et la joie sont des états centrés sur soi ; les larmes, elles, sont un oubli de soi et un mouvement vers l’autre :

« Pleurer un martyr, c’est participer à son épopée, entrer en harmonie avec son esprit, et adhérer à son élan et à son mouvement. »[15]

D’autre part, la perte d’un martyr ne relève pas seulement du passé : elle est une douleur qui traverse le temps et prive chaque génération de la bénédiction de sa présence. Ces larmes expriment un regret amer : celui d’une humanité qui n’a pas su reconnaître la grandeur d’un tel être, qui l’a rejeté et combattu, se privant ainsi de la lumière de sa guidance.

Mais ces larmes ne sont pas seulement le reflet d’un chagrin passif. Elles s’accompagnent d’un choix intérieur et d’un positionnement clair : aimer ceux qu’Allah (swt) a choisis et se désavouer de leurs ennemis.

4. Tawallā et Tabarrā : le concept d’amitié et de désaveu

Au cœur de la tradition chiite se trouve une double exigence fondamentale, à la fois spirituelle et religieuse : le tawallā et le tabarrā. Ces deux concepts, indissociables, structurent l’identité et la pratique religieuse des fidèles.

Le tawallā désigne l’amour et l’attachement sincère envers les Amis de Dieu : le Prophète (saw), sa sainte famille (Ahl al-Bayt (as)) et leurs partisans. Tandis que le tabarrā consiste à se désavouer, à se distancer et à rejeter ceux qui leur ont fait du tort et se sont dressés contre eux.

Les cérémonies de deuil, tout comme les malédictions adressées aux meurtriers de l’Imām al-Ḥusayn (as), s’inscrivent dans ce registre. Elles ne sont pas de simples manifestations émotionnelles ; elles relèvent d’un devoir religieux, car le tawallā et le tabarrā figurent parmi les obligations fondamentales et les branches essentielles de l’Islam.

Verser des larmes pour l’Imām al-Ḥusayn (as) est en soi une forme d’allégeance : c’est un acte par lequel le croyant renouvelle un pacte d’amitié avec le maître des martyrs et affirme publiquement son rejet de l’injustice et de l’oppression. Ces larmes ne sont pas seulement le signe d’une douleur ; elles témoignent d’un attachement profond, enraciné dans le cœur, à la cause et à la lumière des Ahl al-Bayt (as).

La larme irrigue ainsi le cœur : elle apaise la soif de l’âme et révèle l’harmonie spirituelle entre le croyant et les Imāms désignés par Allah (swt). Un cœur habité par l’amour de l’Imām al-Ḥusayn (as) ne peut rester insensible lorsqu’il entend le récit de son martyre. Quand l’Imām lui-même, face à tant de cruauté, s’était écrié :

« Ô Seigneur ! Je me plains à Toi de ce qu’ils infligent au fils de la fille de Ton Prophète ! »[16]

Dans les enseignements islamiques, cet amour est en effet placé au plus haut rang. Le Coran exprime cette exigence sans équivoque :

قُلْ لَا أَسْأَلُكُمْ عَلَيْهِ أَجْرًا إِلَّا الْمَوَدَّةَ فِي الْقُرْبَى

Dis : « Je ne vous demande aucun salaire, si ce n’est l’affection envers les gens de ma proche parenté. »[17]

Quant aux traditions prophétiques, elles soulignent que cet amour n’est pas une simple recommandation morale : il constitue une condition de la foi et du salut.

Le Saint Prophète (saw) a ainsi déclaré :

لَا يُؤْمِنُ أَحَدُكُمْ حَتَّى أَكُونَ أَحَبَّ إِلَيْهِ مِنْ وُلْدِهِ وَوَالِدِهِ وَالنَّاسِ أَجْمَعِينَ

« Aucun de vous n’est croyant tant que je ne lui suis pas plus cher que ses enfants, son père et l’ensemble de l’humanité. »[18]

Il dit également :

لَا يُؤْمِنُ عَبْدٌ حَتَّى أَكُونَ أَحَبَّ إِلَيْهِ مِنْ نَفْسِهِ، وَتَكُونَ عِتْرَتِي إِلَيْهِ أَعَزَّ مِنْ عِتْرَتِهِ، وَيَكُونَ أَهْلِي أَحَبَّ إِلَيْهِ مِنْ أَهْلِهِ، وَتَكُونَ ذَاتِي أَحَبَّ إِلَيْهِ مِنْ ذَاتِهِ

« Un serviteur n’est pas croyant tant que je ne lui sois pas plus cher que lui-même ; tant que ma descendance (ʿitra) ne lui soit plus précieuse que sa propre descendance, tant que ma famille ne lui soit plus aimée que sa propre famille, et tant que ma vie ne lui soit plus chère que sa propre vie. »[19]

Une fois établi que le croyant se doit d’aimer le Saint Prophète (saw) et sa Noble Famille (as), il convient de souligner que cet amour ne peut être superficiel : il doit être sincère, profond et authentique, et il comporte des exigences.

Parmi elles, une condition essentielle : se désavouer des ennemis de la famille du Prophète (saw).

Ibn ʿAbbās rapporte cette parole du Messager d’Allah (saw) :

مَنْ سَرَّهُ أَنْ يَجْمَعَ اللَّهُ لَهُ الْخَيْرَ كُلَّهُ، فَلْيُوَالِ عَلِيًّا بَعْدِي، وَلْيُوَالِ أَوْلِيَاءَهُ، وَلْيُعَادِ أَعْدَاءَهُ

« Quiconque souhaite que Dieu lui accorde l’ensemble des bienfaits doit, après moi, suivre ʿAlī (as), aimer ceux qui l’aiment, et haïr ceux qui le haïssent. »[20]

L’Imām al-Bāqir (as) dit également :

مَنْ سَرَّهُ أَنْ لَا يَكُونَ بَيْنَهُ وَبَيْنَ اللَّهِ حِجَابٌ حَتَّى يَنْظُرَ إِلَى اللَّهِ وَيَنْظُرَ اللَّهُ إِلَيْهِ، فَلْيَتَوَلَّ آلَ مُحَمَّدٍ، وَيَبْرَأْ مِنْ عَدُوِّهِمْ، وَيَأْتَمَّ بِالْإِمَامِ مِنْهُمْ، فَإِنَّهُ إِذَا كَانَ كَذَلِكَ نَظَرَ اللَّهُ إِلَيْهِ وَنَظَرَ إِلَى اللَّهِ

« Celui qui désire que nul voile ne subsiste entre lui et Allah – afin qu’Allah le regarde, et qu’il Le contemple[21] – doit prendre pour alliés les gens de la famille de Muḥammad (ahs) et doit se désavouer de leurs ennemis… »[22]

Par ailleurs, les traditions insistent sur l’importance d’être solidaire des Ahl al-Bayt (as) dans leurs joies comme dans leurs peines.

L’Imām ʿAlī (as) déclara :

إِنَّ اَللَّهَ سُبْحَانَهُ وَتَعَالَى اِطَّلَعَ إِلَى اَلْأَرْضِ فَاخْتَارَنَا وَ اِخْتَارَ لَنَا شِيعَةً يَنْصُرُونَنَا وَ يَفْرَحُونَ لِفَرَحِنَا وَ يَحْزَنُونَ لِحُزْنِنَا وَ يَبْذُلُونَ أَنْفُسَهُمْ وَ أَمْوَالَهُمْ فِينَا فَأُولَئِكَ مِنَّا وَ إِلَيْنَا وَ هُمْ مَعَنَا فِي اَلْجِنَانِ

« Allah (swt) a porté Son regard sur la terre et nous a choisis, et Il a choisi pour nous des partisans qui nous soutiennent : ils se réjouissent de notre joie, et s’attristent de notre tristesse. Ils sacrifient pour nous leurs vies et leurs biens. Ceux-là sont des nôtres, et ils nous reviennent. Ils seront avec nous dans les jardins [du Paradis]. »[23]

L’Imām al-Ṣādiq (as) confirma ce lien spirituel unique :

شِيعَتُنَا جُزْءٌ مِنَّا، خُلِقُوا مِنْ فَضْلِ طِينَتِنَا، يَسُوؤُهُمْ مَا يَسُوؤُنَا، وَ يَسُرُّهُمْ مَا يَسُرُّنَا

« Nos shīʿas sont une part de nous. Ils ont été créés à partir du surplus de notre argile. Ce qui nous attriste les attriste, et ce qui nous réjouit les réjouit. »[24]

Ainsi, aimer les Ahl al-Bayt (as) et se désavouer de leurs ennemis ne sont pas de simples inclinations du cœur : ils forment une dimension essentielle de la foi, qui donne un sens profond aux larmes versées pour l’Imām al-Ḥusayn (as). Ces larmes expriment la fidélité, l’allégeance et la solidarité spirituelle avec leur cause.

Pourtant, leur portée ne s’arrête pas aux sentiments et à l’engagement personnel : elles remplissent également une mission plus vaste, qui dépasse le cadre individuel. Elles assurent la transmission d’une mémoire, la pérennité d’un héritage et la vitalité d’une conscience collective.

5. Préserver la mémoire de Karbalāʾ comme un patrimoine spirituel

Au-delà de leur dimension personnelle et émotionnelle, les pleurs versés pour l’Imām al-Ḥusayn (as) remplissent une mission fondamentale : préserver la mémoire de Karbalāʾ comme un héritage vivant, toujours transmis de cœur en cœur et de génération en génération.

L’Ayatollah Khomeynī soulignait ainsi :

« Ce sont ces pleurs qui ont préservé le message de Sayyid al-Shuhadāʾ (as). Toute école spirituelle qui ne s’appuie ni sur les poitrines frappées ni sur les larmes versées… ne peut être sauvegardée. »[25]

Cette idée est reprise par Shahīd Muṭahharī, qui raconte :

« Un jeune homme m’a un jour demandé :
“Si le but est de faire revivre l’école de l’Imām al-Ḥusayn (as), est-il vraiment nécessaire d’évoquer ses souffrances ?”

J’ai répondu :

“Oui, c’est un ordre que nous ont transmis les Imāms (as), et il a une sagesse profonde. Une école dénuée de toute charge affective, fondée uniquement sur une philosophie abstraite, ne pénètre pas profondément les âmes et ne peut survivre. Mais si une telle école s’accompagne d’une dimension émotionnelle, cette chaleur l’anime et lui donne vie…”
 Sans aucun doute, l’école de l’Imām al-Ḥusayn (as) est fondée sur une logique forte et une philosophie élevée : elle est une véritable leçon qu’il convient d’apprendre. Mais si l’on se contente de la présenter comme une école purement intellectuelle, elle perdra peu à peu son élan et finira par s’étioler.” »[26]

Ces paroles rappellent que la dimension affective et spirituelle des cérémonies de deuil est ce qui maintient le souvenir de Karbalāʾ présent dans les consciences. Les larmes versées, les poitrines frappées, les récitations funèbres et les rassemblements communautaires sont des instruments puissants : ils sauvegardent une mémoire qui, autrement, risquerait de s’affadir et de disparaître sous le poids de l’indifférence.

Conclusion

À l’issue de ce parcours en trois volets, il apparaît avec clarté que le Azādārī n’est ni une innovation tardive, ni une coutume purement culturelle. Il est une tradition religieuse authentique, profondément enracinée dans l’héritage prophétique et imāmite, et nourrie d’une sagesse qui traverse les siècles.

Nous avons vu comment les Imāms (as), avec lucidité et constance, ont œuvré à institutionnaliser et structurer cette mémoire : en organisant les majālis, en encourageant la poésie funèbre, et en rappelant la valeur des larmes comme un acte d’adoration et de purification. Ce travail patient a permis que le message de Karbalāʾ demeure vivant et qu’il irrigue la conscience des générations successives.

Ces larmes n’expriment pas simplement la tristesse : elles témoignent d’un attachement sincère, d’un amour toujours présent et d’un refus inlassable de l’injustice.

Elles rappellent que, même si le martyre est la plus grande des victoires spirituelles, la conscience humaine ne peut rester indifférente à la noblesse et à la souffrance de ceux qui ont tout sacrifié pour défendre la vérité.

Ainsi, le Azādārī n’est pas seulement le souvenir d’un drame ancien : il est une expérience qui nourrit l’âme et une école qui éveille la conscience. En pleurant Karbalāʾ, le croyant renouvelle son engagement à défendre la justice et à faire vivre la mémoire des Ahl al-Bayt (as), génération après génération.


[1] Biḥār al-anwār, vol. 90, p. 329.

[2] Dalāʾil al-nubuwwa d’al-Bayhaqī, vol. 7, p. 266.

[3] Wasāʾil al-shīʿa, vol. 12, p. 226 – Biḥār al-anwār, vol. 21, p. 24 – Khiṣāl, vol. 2, p. 484 – ʿUyūn akhbār al-Riḍā, vol. 1, p. 254.

[4] Mafātīḥ al-jinān : sixième ziyāra, p. 426 ; première ziyāra de rajab, la ziyāra du 15 de ce mois, et celle du 15 shaʿbān, p. 440 ; sixième ziyāra de l’Imām al-Ḥusayn (as) pour le jour de ʿArafa, p. 453 – Maḥajjat al-bayḍāʾ, vol. 4, p. 90 – Al-Iqbāl bi-l-aʿmāl al-ḥasana, vol. 2, p. 66.

[5] Biḥār al-anwār, vol. 23, p. 151.

[6] Amīnī, Sīratunā wa Sunnatunā, p. 43.

[7] Amīnī, Sīratunā wa Sunnatunā, p. 47.

[8] Amīnī, Sīratunā wa Sunnatunā, p. 65.

[9] Biḥār al-anwār, vol. 44, p. 293.

[10] Al-Ṣadūq, Muḥammad b. ʿAlī, Thawāb al-aʿmāl wa ʿiqāb al-aʿmāl, pp. 94–95.

[11] Voir Falsafat al-shahāda, Āyatullāh Makārim Shīrāzī, pp. 11–13.

[12] Al-Amālī – al-Shaykh al-Ṣadūq, p. 217.

[13] Nahj al-balāgha, lettre n° 23.

[14] Bihār al-Anwār, ʿAllāma al-Majlisī, vol. 45, p. 41.

[15] Murtażā Muṭahharī, żamīma-yi Qiyām wa inqilāb-i Mahdī, p. 124.

[16] Tārīkh al-Ṭabarī, vol. 5, p. 449 ; Ansāb al-Ashrāf, al-Balādhurī, vol. 3, p. 201.

[17] Le Saint Coran, Sourate 42, verset 23.

[18] Kanz al-ʿummāl, Muttaqī Hindī, vol. 1, p. 37.

[19] Shaykh Ṣadūq, ʿIlal al-sharāyiʿ, vol. 1, p. 140.

[20] Biḥār al-anwār, vol. 27, p. 55 ; Amālī al-Ṣadūq, p. 283.

[21] NDT : ʿAllāma al-Majlisī explique sous cette narration que « Le regard porté vers Allah (swt) » est une métaphore désignant l’atteinte ultime de la connaissance (ma’refat), dans la limite des capacités et dispositions de l’être humain. Quant au « regard d’Allah (swt) porté sur lui », il s’agit d’une allusion à l’expression suprême de la bienveillance et de la miséricorde divines. (Biḥār al-anwār vol. 27, p. 51-52).

[22] Ḥimyarī, Qurb al-isnād, p. 351.

[23] Biḥār al-anwār, vol. 44, p. 287 ; Gurar al-ḥikam, vol. 1, p. 233 ; Shajarat Ṭūbā – al-Shaykh Muḥammad Mahdī al-Ḥāʾirī, vol. 1, p. 3.

[24] Al-Amālī de Ṭūsī, vol. 1, p. 299.

[25] Ibid., vol. 8, pp. 69-72.

[26] Sīrī dar sīra-yi nabawī, p. 58.

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