Auteur : Markaz-e Pajuḥeshī-ye Ōlūm-e Islāmī-ye Nūr
Le rôle des Imāms (as) dans la structuration du Azādārī
Introduction
L’événement prophétisé depuis l’aube de la création finit par se réaliser. Ce drame, dont l’annonce avait déjà fait couler les larmes et meurtri les cœurs bien avant son avènement, éclata le jour de ʿĀshūrāʾ, en l’an 61 de l’Hégire. Il enflamma alors les âmes d’une douleur ardente, devenant à jamais associé à un deuil profond et éternel.
Le Noble Prophète (saw) avait lui-même annoncé cette tragédie en des termes saisissants :
اِنَّ لِقَتْلِ الْحُسَیْنِ حَرارَهً فِی قُلُوبِ الْمُؤْمِنِینَ لا تَبْرُدُ أَبَدا
« En vérité, il y a pour le martyre d’al-Ḥusayn (as) une ardeur dans le cœur des croyants qui ne s’éteindra jamais. »[1]
Dans la première partie de cet article, nous avons analysé les fondements linguistiques, coraniques et prophétiques du Azādārī, en mettant en lumière ses premières expressions dans l’histoire de l’Islam.
Cette seconde partie s’attache désormais à l’époque qui a suivi la tragédie de Karbalāʾ. Nous y étudierons le rôle déterminant des Imāms (as) qui ont œuvré à institutionnaliser, structurer et diffuser le Azādārī dans la société musulmane.
En nous appuyant sur des sources fiables, nous verrons comment les Imāms al-Bāqir (as), al-Ṣādiq (as) et al-Riḍhā (as) ont donné forme et légitimité à cette pratique, notamment par l’organisation de majālis, l’encouragement à la poésie funèbre, et la valorisation des larmes versées pour l’Imām al-Ḥusayn (as).
Il apparaîtra ainsi clairement que le Azādārī tel qu’il est pratiqué aujourd’hui ne relève pas d’une innovation tardive, mais s’inscrit dans une stratégie spirituelle et mémorielle mise en place par les Imāms (as) eux-mêmes.
1. Un cri dans la tragédie : le début du deuil dans la famille du Saint Prophète (saw)
Lorsque les femmes de la famille du Saint Prophète (saw) aperçurent les corps mutilés des martyrs gisant sur le sol brûlant de Karbalāʾ, elles laissèrent éclater leur douleur par des cris déchirants et des sanglots poignants.
C’est alors que Zaynab al-Kubrā (sa), submergée par l’émotion, entama une lamentation bouleversante. Sa voix, empreinte d’une immense tristesse, s’éleva en ces termes :
وا مُحَمَّداه صَلّی عَلَیْکَ مَلِیکُ السَّماءِ، هذا حُسَیْنٌ مُرَمَّلٌ بِالدِّماءِ، مُقَطَّعُ الاَعضاءِ وَ بَناتُکَ سَبایا
« Ô Muḥammad (saw) ! Que le Souverain des cieux t’envoie Ses bénédictions. Voici [ton] Ḥusayn baigné dans son sang, au corps démembré, tandis que tes filles sont réduites en captivité. »[2]
À partir de ce moment tragique, Zaynab (sa) n’eut de cesse de témoigner de l’atrocité du massacre de Karbalāʾ. Elle relata la tragédie de son frère al-Ḥusayn (as) et des autres martyrs avec force et constance, élevant sa voix en lamentation, au point qu’il est rapporté :
فَاَبْکَتْ وَاللهِ کُلَّ عَدُوٍّ وَ صَدِیق
« Par Allah (swt) ! Elle fit pleurer aussi bien l’ami que l’ennemi. »[3]
2. Le deuil à Shām : les lamentations de la famille prophétique et l’émotion au coeur du pouvoir ommeyade
Après avoir été conduite à Kūfa, puis transférée à Shām, la caravane des captifs provoqua un profond bouleversement au sein même de la capitale omeyyade. Grâce aux sermons percutants de l’Imām Zayn al-ʿĀbidīn (as) et de Zaynab al-Kubrā (sa), un vent de contestation se leva contre le pouvoir en place.
Confronté à cette indignation croissante, Yazīd se vit contraint d’adopter une posture hypocrite de regret, tentant de rejeter la responsabilité du drame de Karbalāʾ sur d’autres.
Dans ce climat de trouble et de tension morale, les femmes de la maison du Prophète (saw) organisèrent à Shām des assemblées de deuil et des lamentations funèbres en mémoire de l’Imām al-Ḥusayn (as). Ces cérémonies furent si poignantes et bouleversantes qu’elles touchèrent même les femmes de la famille omeyyade, qui y participèrent activement. Le deuil se poursuivit pendant trois jours.
Le récit suivant en témoigne :
فَخَرَجْنَ حَتّی دَخَلْنَ دارَ یَزِیدَ فَلَمْ تَبْقَ مِنْ آلِ مُعاوِیَةَ امْرَأَة إِلاَّ اسْتَقْبَلَهُنَّ تَبْکِی وَ تَنُوحُ عَلَی الْحُسَیْنِ(علیه السلام) فَأَقامُوا عَلَیْهِ الْمَناحَةَ ثَلاثا
« Elles sortirent et entrèrent dans la demeure de Yazīd. Il ne resta alors aucune femme parmi les gens de la famille de Muʿāwiya qui ne vînt à leur rencontre en pleurant et en se lamentant sur al-Ḥusayn (as). Ils instaurèrent un deuil pour lui qui dura trois jours. »[4]
Ce récit met en évidence un point fondamental : dès cette époque, la commémoration du deuil était déjà une pratique bien ancrée dans la conscience collective. Loin d’être perçue comme une innovation (bidʿa), elle était reconnue, acceptée, et même partagée jusqu’au sein de la société de Shām. Les pleurs, les lamentations et les cérémonies funèbres n’éveillaient donc aucune incohérence religieuse.
Bien au contraire, comme cela a été démontré dans la première partie de cet article, le deuil pour les figures saintes trouve sa légitimité dans la tradition même du Saint Prophète (saw), qui l’avait instituée de son vivant comme un acte sincère de foi, de compassion et de fidélité à la vérité.
3. Le deuil à Médine : Rabāb pleure l’Imām al-Ḥusayn (as)
Le deuil pour l’Imām al-Ḥusayn (as) ne se limita ni aux champs de bataille ni aux grandes capitales. Il s’étendit également aux foyers de Médine, où les proches de l’Imām exprimèrent leur douleur avec ferveur et dignité.
Une narration transmise de l’Imām al-Ṣādiq (as) relate ainsi :
« Lorsque l’Imām al-Ḥusayn (as) fut martyrisé, son épouse (Rabāb)[5], organisa une assemblée de deuil (maʾtam) en sa mémoire. Elle pleurait abondamment, et les femmes ainsi que ses servantes se joignaient à ses lamentations. »[6]
Ce témoignage montre que dès les premiers instants, les familles des martyrs prirent spontanément l’initiative de faire vivre la mémoire d’al-Ḥusayn (as) à travers les pleurs et les rassemblements.
4. Kumayt al-Asadī et l’émotion des Imāms (as) face à la poésie de deuil
C’est dans la continuité de cette mémoire vive que s’inscrit l’engagement de l’Imām al-Bāqir (as), qui encouragea activement la structuration et la mise en place des cérémonies de deuil pour l’Imam al-Ḥusayn (as). Parmi les formes les plus marquantes de ce deuil, figurait la récitation d’élégies (marthiyya).
L’un des exemples les plus éloquents est celui de Kumayt al-Asadī, poète dévoué des Ahl al-Bayt (as), qui récita ses vers en présence de l’Imām al-Bāqir (as). Submergé par l’émotion, l’Imām versa des larmes et s’adressa à Kumayt en ces termes :
يا كميت لو كان عندنا مال لأعطيناك منه، ولكن لك ما قال رسول الله صلى الله عليه وآله لحسان بن ثابت: لن يزال معك روح القدس ما ذببت عنا
« Par Allah, ô Kumayt, si nous disposions de richesse, nous t’en aurions offert [en reconnaissance pour tes vers]. Mais tu reçois ce qu’a dit le Messager d’Allah (saw) à Ḥassān b. Thābit : « L’Esprit Saint (Rūḥ al-qudus) sera toujours à tes côtés tant que tu défendras notre cause. » »[7]
Plus tard, l’Imām al-Ṣādiq (as) exprima à son tour son estime pour le poète à travers une invocation pleine de bénédictions :
اللهم اغفر للكميت ما قدم وأخر، وما أسر وأعلن، واعطه حتى يرضى. ثم أعطاه ألف دينار وكسوة، فقال له الكميت: والله ما أحببتكم للدنيا ولو أردتها لأتيت من هو في يديه، ولكنني أحببتكم للآخرة فأما الثياب التي أصابت أجسادكم فإني أقبلها لبركتها، وأما المال فلا أقبله
« Ô Seigneur, pardonne à Kumayt [ses fautes] passées et futures, ce qu’il a dissimulé comme ce qu’il a manifesté, et comble-le jusqu’à ce qu’il soit satisfait. »
Il lui offrit alors mille dinars et un vêtement. Mais Kumayt, humble et respectueux, déclina l’argent en ces termes :
« Par Allah, je ne vous ai pas aimés pour ce bas monde. Si je l’avais voulu, je me serais tourné vers ceux qui le détiennent. Mais je vous ai aimés pour l’au-delà. Quant aux vêtements qui ont touché vos corps, je les accepte pour leur bénédiction (baraka), mais l’argent, je ne le prends pas. »[8]
5. L’Imām al-Bāqir (as) et l’institution d’un Majlis structuré
L’un des actes les plus explicites de structuration du deuil nous vient de l’Imām al-Bāqir (as). Dans son testament, il demande à ce que des cérémonies funèbres soient organisées en sa mémoire, et ce de manière régulière et publique, dans un lieu stratégique : Minā, durant les jours du Ḥajj. [9]
Il chargea ainsi son fils, l’Imām al-Ṣādiq (as), d’y consacrer une partie de ses biens :
قَالَ لِي أَبِي يَا جَعْفَرُ أَوْقِفْ لِي مِنْ مَالِي كَذَا وَ كَذَا لِنَوَادِبَ تَنْدُبُنِي عَشْرَ سِنِينَ بِمِنًى أَيَّامَ مِنًى
« Mon père me dit un jour : « Ô Jaʿfar ! Prévois pour moi, sur mes biens, telle et telle somme afin d’engager des récitateurs de deuil qui me pleureront pendant dix ans à Minā, durant les jours de Minā. » »[10]
Dans un autre récit, Ḥarīz rapporte :
اَوْصَی اَبُو جَعْفَرٍ (علیهالسّلام) بِثَمَانِمِائَةِ دِرْهَمٍ لِمَاْتَمِهِ وَ کَانَ یَرَی ذَلِکَ مِنَ السُّنَّةِ لِاَنَّ رَسُولَ اللَّهِ (صلیاللهعلیهوآلهوسلّم) قَالَ اتَّخِذُوا لآِلِ جَعْفَرٍ طَعَاماً فَقَدْ شُغِلُوا
« Abū Jaʿfar (as) a légué huit cents dirhams pour l’organisation de son propre deuil (maʾtam), considérant cela comme une sunnah, conformément à l’ordre du Messager d’Allah (saw) : « Préparez un repas pour la famille de Jaʿfar, car ils sont accaparés [par le deuil]. » »[11]
Ce geste, à la fois symbolique et organisé, montre clairement l’intention de l’Imām (as) : institutionnaliser le deuil comme acte de guidance religieuse, fondé sur la sunna du Prophète (saw).
Des figures majeures du fiqh chiite ont d’ailleurs commenté ces traditions pour en dégager les implications juridiques et spirituelles. Ṣāḥib al-Jawāhir en conclut :
« On peut en déduire [de cette narration] le caractère recommandé (mustaḥabb) de telles cérémonies, à condition que la personne pleurée possède des qualités remarquables, dignes d’être mises en lumière, afin d’en faire des exemples à suivre. »[12]
De son côté, ʿAllāma al-Majlisī précise :
« Ce récit souligne sans ambiguïté le caractère recommandé (mustaḥabb) d’une telle pratique. Il semble toutefois que cela concerne en priorité les Imāms (as), pour plusieurs raisons : afin que les croyants ne les oublient pas ; qu’ils pleurent leur perte et en soient récompensés ; que leur chagrin personnel en soit apaisé ; et qu’ils se souviennent de l’injustice des usurpateurs du califat à leur encontre… »[13]
Enfin, le commentaire de ʿAllāma Amīnī à propos de ce hadith offre également une analyse remarquable :
« Le fait que l’Imām al-Bāqir (as) ait fixé un lieu précis (Minā) et une période spécifique (les jours du Ḥajj) pour organiser ces lamentations, montre clairement que l’objectif était de faire entendre ce message au plus grand nombre de musulmans, venus de toutes les contrées. Car aucun autre rassemblement ne rivalise avec celui de Minā en nombre.[14] Cela indique que cette pratique visait à faire connaître à la umma les vertus du défunt issu de la Maison de la Révélation, afin que les cœurs s’attachent à lui, que les âmes s’ouvrent à son souvenir, et que les esprits soient préparés à reconnaître son droit et à embrasser son madhhab.
Par la répétition annuelle de ces cérémonies, les fidèles sont peu à peu guidés vers sa voie, incités à proclamer son imāmat, à s’orner de ses qualités, et à suivre ses enseignements salvateurs.
C’est sur cette base religieuse solide que les assemblées de deuil (maʾātim) et les cortèges commémoratifs (mawākib) en l’honneur de l’Imām al-Ḥusayn (as) ont été institués. »[15]
6. L’Imām al-Ṣādiq (as) : transmettre, pleurer, et faire pleurer
L’œuvre de préservation et de transmission du deuil ne s’interrompit pas avec l’Imām al-Bāqir (as). Son fils, l’Imām al-Ṣādiq (as), poursuivit cette mission avec vigueur, en particulier à travers le soutien qu’il apporta aux poètes. Il les encourageait activement à composer des élégies (marthiyya) et des poèmes commémoratifs en l’honneur de l’Imām al-Ḥusayn (as).
Zayd al-Shahhām rapporte un épisode marquant de cet engagement :
« Nous étions réunis auprès d’Aba ʿAbdillāh (as), en compagnie d’un groupe originaire de Kūfa, lorsque Jaʿfar b. ʿAffān entra. L’Imām (as) l’accueillit chaleureusement, le fit approcher, puis lui dit :
« Ô Jaʿfar ! »
Il répondit : « Me voici, que je sois sacrifié pour vous ! »
L’Imām (as) poursuivit :
بَلَغَنِي أَنَّكَ تَقُولُ الشِّعْرَ فِي الْحُسَيْنِ (ع) وَ تُجِيدُ
« Il m’est parvenu que tu composes des poèmes en l’honneur d’al-Ḥusayn (as), et que tu excelles dans cet art ? »
Jaʿfar répondit : « Oui, que je sois sacrifié pour vous ! »
L’Imām (as) lui dit alors : « Récite. »
فَأَنْشَدَهُ (ع) وَ مَنْ حَوْلَهُ حَتَّى صَارَتْ لَهُ الدُّمُوعُ عَلَى وَجْهِهِ وَ لِحْيَتِهِ
Jaʿfar récita ses vers devant l’Imām (as) et ceux qui étaient présents. L’émotion fut si intense que les larmes coulèrent sur le visage et la barbe de l’Imām (as). Il déclara alors :
يَا جَعْفَرُ وَ اللَّهِ لَقَدْ شَهِدَكَ مَلَائِكَةُ اللَّهِ الْمُقَرَّبُونَ هَاهُنَا يَسْمَعُونَ قَوْلَكَ فِي الْحُسَيْنِ (ع) وَ لَقَدْ بَكَوْا كَمَا بَكَيْنَا أَوْ أَكْثَرَ، وَ لَقَدْ أَوْجَبَ اللَّهُ تَعَالَى لَكَ يَا جَعْفَرُ فِي سَاعَتِهِ الْجَنَّةَ بِأَسْرِهَا وَ غَفَرَ اللَّهُ لَكَ
« Ô Jaʿfar ! Par Allah (swt), les anges rapprochés de Dieu étaient présents parmi nous, écoutant tes vers au sujet d’al-Ḥusayn (as), et ils ont pleuré comme nous avons pleuré – voire plus encore. Ô Jaʿfar, en cet instant, Allah (swt) t’a accordé le Paradis tout entier, et Il t’a pardonné. »
Puis il ajouta : « Ô Jaʿfar, veux-tu que je t’en dise davantage ? »
مَا مِنْ أَحَدٍ قَالَ فِي الْحُسَيْنِ (ع) شِعْراً فَبَكَى وَ أَبْكَى بِهِ إِلَّا أَوْجَبَ اللَّهُ لَهُ الْجَنَّةَ وَ غَفَرَ لَهُ
« Quiconque compose un poème sur al-Ḥusayn (as), pleure ou fait pleurer [par ses vers], Allah (swt) lui rend le Paradis obligatoire et lui accorde Son pardon. » »[16]
Abū Hārūn al-Makfūf en est un autre exemple qui récita une élégie sur l’Imām al-Ḥusayn (as) en présence du sixième Imām.[17]
« Un jour, rapporte-t-il, il fut convié par l’Imām (as), qui lui demanda :
يَا أَبَا هَارُونَ أَنْشِدْنِي فِي الْحُسَيْنِ
« Ô Abū Hārūn ! Récite-moi des vers à propos d’al-Ḥusayn (as). »
L’Imām (as) se leva alors et installa un rideau entre nous et les femmes de sa maison, afin qu’elles puissent écouter la récitation [à l’abri des regards] et pleurer les tragédies de l’Imām al-Ḥusayn (as).
Abū Hārūn raconte :
فَأَنْشَدْتُهُ الْقَصِيدَةَ
« Je me mis alors à réciter un poème. »
[Par respect, il adopta un ton sobre, mesuré], mais l’Imām (as) l’interrompit et lui dit :
أَنْشِدْنِي كَمَا تُنْشِدُونَ، يَعْنِي بِالرَّقَّةِ[18]
« Récite comme vous le faites d’habitude [dans vos assemblées], avec émotion ! »[19]
Abū Hārūn obéit et se mit à réciter [avec plus de ferveur]. À peine eut-il commencé que l’Imām (as) fondit en larmes.
Pris de compassion, Abū Hārūn suspendit sa récitation. Mais l’Imām (as) insista :
فقال : مُرَّ ، فمررت ، قال : ثمَّ قال : زِدني زِدني ، قال : فأنشدته
« Continue. » Je repris.
Puis il ajouta : « Poursuis… Récite encore. »
Il reprit alors sa récitation jusqu’à ces vers :
يا مَريمُ قُومي فانْدُبي مَولاكِ
وَعَلى الحُسَين فأسْعِدي بِبُكاكِ
« Ô Marie, lève-toi donc et pleure ton Maître.
Et pour al-Husayn (as), console-toi par tes larmes. »
Abū Hārūn raconte :
فَبَكَى، وَ سَمِعْتُ الْبُكَاءَ مِنْ خَلْفِ السِّتْرِ
« L’Imām (as) se mit alors à pleurer [de nouveau], et j’entendis également les sanglots s’élever de derrière le rideau. » [20]
Lorsque la récitation prit fin et que les pleurs s’apaisèrent, l’Imām (as) s’adressa alors à lui en ces termes :
يَا أَبَا هَارُونَ مَنْ أَنْشَدَ فِي اَلْحُسَيْنِ ع شِعْراً فَبَكَى وَ أَبْكَى وَاحِداً كُتِبَ لَهُمُ اَلْجَنَّةُ وَ مَنْ ذُكِرَ اَلْحُسَيْنُ ع عِنْدَهُ فَخَرَجَ مِنْ عَيْنَيْهِ مِقْدَارُ جَنَاحِ ذُبَابَةٍ كَانَ ثَوَابُهُ عَلَى اَللَّهِ عَزَّ وَ جَلَّ وَ لَمْ يَرْضَ لَهُ بِدُونِ اَلْجَنَّةِ
« Ô Abū Hārūn ! Quiconque récite un poème à propos d’al-Ḥusayn (as), verse des larmes et fait pleurer ne serait-ce qu’une seule personne, le Paradis lui est assuré.
Et quiconque entend mentionner [le deuil] d’al-Ḥusayn (as), puis laisse couler de ses yeux ne serait-ce qu’une larme de la taille de l’aile d’une mouche, sa récompense est auprès d’Allah (swt), et Il ne Se satisfait pour lui [d’aucune rétribution] en-deçà du Paradis. » » [21]
Un autre poète de l’époque, Abū ʿUmāra, témoigne à son tour de l’intense relation spirituelle que l’Imām al-Ṣādiq (as) entretenait avec la mémoire du martyre de l’Imām al-Ḥusayn (as). Il rapporte :
« Jamais le nom d’al-Ḥusayn (as) n’était évoqué devant l’Imām al-Ṣādiq (as) sans que ce dernier ne passe le reste de la journée dans une profonde tristesse. Il disait :
الحسين عبرةُ كلِّ مؤمن
« Al-Ḥusayn (as) est une source de larmes pour tout croyant. » »[22] [23]
Ce-dernier relate que l’Imām al-Ṣādiq (as) lui dit :
يَا بَا عُمَارَةَ أَنْشِدْنِي فِي اَلْحُسَيْنِ عَلَيْهِ اَلسَّلاَمُ قَالَ فَأَنْشَدْتُهُ فَبَكَى ثُمَّ أَنْشَدْتُهُ فَبَكَى ثُمَّ أَنْشَدْتُهُ فَبَكَى قَالَ فَوَ اَللَّهِ مَا زِلْتُ أُنْشِدُهُ وَ يَبْكِي حَتَّى سَمِعْتُ اَلْبُكَاءَ مِنَ اَلدَّارِ
« « Ô Abā ʿUmāra ! Récite-moi des vers à propos d’al-Ḥusayn (as). »
Je récitai alors, et il se mit à pleurer. Je continuai, et il pleura de nouveau. Je poursuivis, et il pleura encore.
Par Allah, je ne cessai de réciter tandis qu’il pleurait, jusqu’à ce que j’entende les pleurs s’élever de l’intérieur de la maison.
Puis il me dit :
يَا أَبَا عُمَارَةَ مَنْ أَنْشَدَ فِي اَلْحُسَيْنِ عَلَيْهِ اَلسَّلاَمُ شِعْراً فَأَبْكَى وَاحِداً فَلَهُ اَلْجَنَّةُ وَ مَنْ أَنْشَدَ فِي اَلْحُسَيْنِ عَلَيْهِ اَلسَّلاَمُ شِعْراً فَبَكَى فَلَهُ اَلْجَنَّةُ وَ مَنْ أَنْشَدَ فِي اَلْحُسَيْنِ شِعْراً فَتَبَاكَى فَلَهُ اَلْجَنَّةُ
« Ô Abā ʿUmāra ! Quiconque récite un poème à propos d’al-Ḥusayn (as) et fait pleurer ne serait-ce qu’une seule personne, se verra accorder le Paradis.
Et celui qui récite un poème à propos d’al-Ḥusayn (as) et pleure lui-même, obtiendra le Paradis.
Et celui qui récite un poème à propos d’al-Ḥusayn (as) et se force à pleurer (tabākā), aura lui aussi droit au Paradis. » »[24]
L’Imām (as) affirma par ailleurs dans une autre parole :
من تباكى للحسين (ع)، فله الجنة
« Celui qui se force à pleurer pour al-Ḥusayn (as), le Paradis est pour lui. »[25]
Un autre témoignage poignant est rapporté par ʿAbdallāh b. Ghālib, qui relate :
« Je me rendis auprès de l’Imām al-Ṣādiq (as) et, en sa présence, je lui récitai une élégie (marthiyya) en l’honneur de l’Imam al-Ḥusayn (as). Lorsque j’atteignis un vers particulièrement émouvant de cette élégie, j’entendis de derrière le rideau la voix d’une femme qui, en pleurant, s’écria :
وا أبتاه
« Ô mon père ! » »[26]
Bilan : l’héritage de l’Imām al-Ṣādiq (as)
L’ensemble de ces récits montre que l’Imām Jaʿfar al-Ṣādiq (as) joua un rôle central dans la préservation vivante de la mémoire du martyre de Karbalāʾ. Il encouragea activement la récitation de poèmes et d’élégies en son honneur, et il y participait avec ferveur.
À travers ces nombreux récits, on constate que l’Imām (as) :
- recevait personnellement les poètes et les honorait pour leur dévouement ;
- versait des larmes abondantes à l’écoute de leurs vers, au point d’en être submergé ;
- affirmait la présence des anges durant ces récitations, et leur participation au deuil ;
- annonçait des récompenses spirituelles immenses à ceux qui pleurent, font pleurer ou même se forcent à pleurer en souvenir d’al-Ḥusayn (as), allant jusqu’à leur garantir l’accès au Paradis.
Ces récits dévoilent aussi l’impact spirituel profond que produisaient ces assemblées, non seulement sur l’Imām lui-même, mais sur toute sa maison.
Ainsi, le deuil poétique devint, sous l’impulsion de l’Imām al-Ṣādiq (as), un véritable acte de foi, un mode de transmission du message de Karbalāʾ, et une voie d’accès à la proximité d’Allah (swt).
7. L’Imām al-Riḍhā (as) et les assemblées de deuil
L’Imām ʿAlī b. Mūsā al-Riḍhā (as) poursuivit l’œuvre de ses prédécesseurs en instituant des majālis de deuil en l’honneur de son aïeul, l’Imām al-Ḥusayn (as). Ces assemblées, organisées notamment lors de la commémoration de ʿĀshūrāʾ, rassemblaient autour de lui des fidèles sincères des Ahl al-Bayt (as), animés par un même objectif : honorer la mémoire des martyrs de Karbalāʾ et faire revivre leur message à travers les larmes, les vers et les récits.
L’une des figures emblématiques de ces majālis fut le poète Duʿbal al-Khuzāʿī, dont le témoignage constitue un moment marquant de cette transmission poétique du deuil.[27]
Duʿbal raconte :
دَخَلْتُ عَلَى سَيِّدِي وَ مَوْلاَيَ عَلِيِّ بْنِ مُوسَى اَلرِّضَا عَلَيْهِ السَّلاَمُ فِي مِثْلِ هَذِهِ اَلْأَيَّامِ فَرَأَيْتُهُ جَالِساً جِلْسَةَ اَلْحَزِينِ اَلْكَئِيبِ وَ أَصْحَابُهُ مِنْ حَوْلِهِ فَلَمَّا رَآنِي مُقْبِلاً قَالَ مَرْحَباً بِكَ يَا دِعْبِلُ مَرْحَباً بِنَاصِرِنَا بِيَدِهِ وَ لِسَانِهِ ثُمَّ إِنَّهُ وَسَّعَ لِي فِي مَجْلِسِهِ وَ أَجْلَسَنِي إِلَى جَانِبِهِ ثُمَّ قَالَ لِي
« Je me rendis un jour chez mon maître, ʿAlī b. Mūsā al-Riḍhā (as), à une période semblable à celle-ci [le mois de Muḥarram], et je le trouvai assis dans la posture de quelqu’un de triste, profondément affligé. Ses compagnons étaient rassemblés autour de lui. Lorsqu’il me vit arriver, il me dit :
« Bienvenue à toi, ô Duʿbal ! Bienvenue à celui qui nous soutient par sa plume et sa parole ! »
Il m’élargit alors une place dans son assemblée et me fit asseoir à ses côtés. Puis il me dit :
يَا دِعْبِلُ أُحِبُّ أَنْ تُنْشِدَنِي شِعْراً فَإِنَّ هَذِهِ اَلْأَيَّامَ أَيَّامُ حُزْنٍ كَانَتْ عَلَيْنَا أَهْلَ اَلْبَيْتِ وَ أَيَّامُ سُرُورٍ كَانَتْ عَلَى أَعْدَائِنَا خُصُوصاً بَنِي أُمَيَّةَ يَا دِعْبِلُ مَنْ بَكَى أَوْ أَبْكَى عَلَى مُصَابِنَا وَ لَوْ وَاحِداً كَانَ أَجْرُهُ عَلَى اَللَّهِ يَا دِعْبِلُ مَنْ ذَرَفَتْ عَيْنَاهُ عَلَى مُصَابِنَا وَ بَكَى لِمَا أَصَابَنَا مِنْ أَعْدَائِنَا حَشَرَهُ اَللَّهُ مَعَنَا فِي زُمْرَتِنَا يَا دِعْبِلُ مَنْ بَكَى عَلَى مُصَابِ جَدِّيَ اَلْحُسَيْنِ عَلَيْهِ السَّلاَمُ غَفَرَ اَللَّهُ لَهُ ذُنُوبَهُ اَلْبَتَّةَ
« Ô Duʿbal, j’aimerais que tu me récites des vers, car ces jours sont pour nous, les Ahl al-Bayt (as), des jours de deuil, alors qu’ils sont des jours de fête pour nos ennemis, en particulier les Banū Umayya.
Ô Duʿbal, quiconque pleure ou fait pleurer ne serait-ce qu’une personne à propos de notre malheur, sa récompense est auprès d’Allah (swt).
Ô Duʿbal, quiconque laisse couler des larmes pour nos épreuves et pleure les calamités que nous ont infligées nos ennemis, Allah (swt) le rassemblera avec nous, dans notre groupe.
Ô Duʿbal, quiconque pleure le malheur de mon grand-père al-Ḥusayn (as), Allah (swt) lui pardonnera tous ses péchés, sans exception. »
ثُمَّ إِنَّهُ عَلَيْهِ السَّلاَمُ نَهَضَ وَ ضَرَبَ سِتْراً بَيْنَنَا وَ بَيْنَ حَرَمِهِ وَ أَجْلَسَ أَهْلَ بَيْتِهِ مِنْ وَرَاءِ اَلسِّتْرِ لِيَبْكُوا عَلَى مُصَابِ جَدِّهِمُ اَلْحُسَيْنِ عَلَيْهِ السَّلاَمُ ثُمَّ اِلْتَفَتَ إِلَيَّ وَ قَالَ يَا دِعْبِلُ اِرْثِ اَلْحُسَيْنَ عَلَيْهِ السَّلاَمُ فَأَنْتَ نَاصِرُنَا وَ مَادِحُنَا مَا دُمْتَ حَيّاً فَلاَ تُقَصِّرْ عَنْ نَصْرِنَا مَا اِسْتَطَعْتَ قَالَ دِعْبِلٌ فَاسْتَعْبَرْتُ وَ سَالَتْ عَبْرَتِي وَ أَنْشَأَتُ
Puis l’Imām (as) se leva, installa un rideau entre nous et les femmes de sa maison, et les fit asseoir derrière ce voile afin qu’elles aussi pleurent le malheur de leur aïeul al-Ḥusayn (as).
Ensuite, il se tourna vers moi et me dit :
« Ô Duʿbal, récite une élégie pour al-Ḥusayn (as), car tant que tu vivras, tu es notre soutien et notre voix. Ne cesse jamais de nous défendre tant que tu en as la capacité. » Alors, dit Duʿbal, « je fus pris d’émotion, mes larmes commencèrent à couler, et je récitai… » [28]
أَ فَاطِمُ لَوْ خِلْتِ اَلْحُسَيْنَ مُجَدَّلاً
وَ قَدْ مَاتَ عَطْشَاناً بِشَطِّ فُرَاتِ
إِذاً لَلَطَمْتِ اَلْخَدَّ فَاطِمُ عِنْدَهُ
وَ أَجْرَيْتِ دَمْعَ اَلْعَيْنِ فِي اَلْوَجَنَاتِ
« Ô Fāṭima ! Si tu voyais al-Ḥusayn (as) gisant au sol, mort de soif sur les rives de l’Euphrate,
Tu te serais frappé les joues auprès de lui, ô Fāṭima, et tes larmes auraient inondé ton visage.
أَ فَاطِمُ قُومِي يَا اِبْنَةَ اَلْخَيْرِ وَ اُنْدُبِي
نُجُومَ سَمَاوَاتٍ بِأَرْضِ فَلاَةٍ
Ô Fāṭima, lève-toi, ô fille du Bien-aimé ! Lamente-toi ! Pour des étoiles du ciel abattues dans un désert stérile.
قُبُورٌ بِكُوفَانَ وَ أُخْرَى بِطَيْبَةَ
وَ أُخْرَى بِفَخٍّ نَالَهَا صَلَوَاتِي
قُبُورٌ بِبَطْنِ اَلنَّهْرِ مِنْ جَنْبِ كَرْبَلاَ
مُعَرَّسُهُمْ فِيهَا بِشَطِّ فُرَاتٍ
Des tombes à Kūfa, d’autres à Ṭayba (Médine),
et d’autres encore à Fakhkh — sur elles, mille salutations !
Des tombes au bord du fleuve, à Karbalāʾ,
leurs dépouilles y sont couchées, près de l’Euphrate.
توافوا [تُوُفُّوا] عِطَاشَا بِالْعَرَاءِ فَلَيْتَنِي
تُوُفِّيتُ فِيهِمْ قَبْلَ حِينِ وَفَاتِي
إِلَى اَللَّهِ أَشْكُو لَوْعَةً عِنْدَ ذِكْرِهِمْ
سَقَتْنِي بِكَأْسِ اَلثُّكْلِ وَ [اَلْفَظِعَاتِ]
Ils sont morts, assoiffés, à ciel ouvert…
Ah ! que n’ai-je péri avec eux,
avant que ne vienne mon heure fatale.
Je me plains à Allah (swt), de la brûlure que ravive leur souvenir ; brûlure qui m’a fait boire la coupe du deuil et des douleurs insoutenables… » [29]
بَنَاتُ زِيَادٍ فِي اَلْقُصُورِ مَصُونَةٌ
وَ آلُ رَسُولِ اَللَّهِ مُنْهَتِكَاتٌ
وَ آلُ زِيَادٍ فِي اَلْحُصُونِ مَنِيعَةٌ
وَ آلُ رَسُولِ اَللَّهِ فِي اَلْفَلَوَاتِ
« Les filles de Ziyād vivent à l’abri dans des palais,
Tandis que les femmes des descendants du Messager d’Allah (saw) sont exposées et déshonorées.
Les familles de Ziyād résident dans des forteresses bien protégées,
Tandis que les familles du Messager d’Allah (saw) errent dans les plaines arides
دِيَارُ رَسُولِ اَللَّهِ أَصْبَحْنَ بَلْقَعاً
وَ آلُ زِيَادٍ تَسْكُنُ اَلُحُجرَاتِ
و آلُ رَسُولِ اَللَّهِ نُحْفٌ جُسُومُهُمْ
وَ آلُ زِيَادٍ غُلَّظُ اَلْقَصَرَاتِ
Les demeures du Prophète (saw) sont devenues désertes et abandonnées,
Tandis que les maisons de Ziyād sont occupées et bien gardées.
Les corps des descendants du Prophète (saw) sont amaigris et affamés,
Tandis que ceux des Ziyād sont bien nourris dans les pavillons luxueux.
وَ آلُ رَسُولِ اَللَّهِ تُدْمَى نُحُورُهُمْ
وَ آلُ زِيَادٍ رَبَّةُ اَلْحَجَلاَتِ
وَ آلُ رَسُولِ اَللَّهِ تُسْبَى حَرِيمُهُمْ
وَ آلُ زِيَادٍ آمِنُوا اَلسَّرَبَاتِ
Les cous des descendants du Prophète (saw) sont ensanglantés,
Tandis que les femmes de Ziyād se pavanent sous les baldaquins.
Les femmes du Prophète (saw) sont prises en captivité,
Tandis que celles de Ziyād vivent à l’abri dans la tranquillité et la sécurité. » »[30]
8. Les rassemblements à Karbalāʾ : les cérémonies de deuil encouragées par les Imāms (as)
La tradition des majālis de deuil ne se limitait pas aux maisons des Imāms (as). Elle s’étendit également au lieu même du drame : Karbalāʾ, où se trouve la tombe bénie de l’Imām al-Ḥusayn (as). Cette terre sacrée devint, dès l’époque des Imāms (as), un haut lieu de commémoration, de prière et de lamentation.
Dans la continuité des assemblées organisées par l’Imām al-Riḍhā (as), les rassemblements à Karbalāʾ viennent illustrer une autre facette de cette mémoire vivante : celle de la présence physique sur les lieux du martyre, en lien direct avec la terre de la tragédie.
Certains récits historiques rapportent que les chiites se rendaient régulièrement à Karbalāʾ pour y tenir des cérémonies de deuil, réciter le Coran, relater les événements de Karbalāʾ, ou encore prononcer des poèmes funèbres.
C’est ce que relate ʿAbdallāh b. Ḥammād al-Baṣrī, qui rapporte ces paroles de l’Imām al-Ṣādiq (as) :
بَلَغَنِی أَنَّ قَوماً یَأْتُونَهُ مِنْ نَواحِی الْکُوفَةِ وَ ناساً مِنْ غَیْرِهِمْ وَ نِساءً یَنْدُبْنَهُ وَ ذلِکَ فِی النِّصْفِ مِنْ شَعْبَانَ، فَمَنْ بَیْنَ قارِیء یَقْرَأُ وَ قاصٍّ یَقُصُّ وَ نادِب یَنْدُبُ وَ قائِل یَقُولُ الْمَراثِی؟
« « Il m’a été rapporté que, lors de la mi-Shaʿbān, un groupe d’habitants des environs de Kūfa ainsi que d’autres régions se rassemblent sur la tombe de l’Imām al-Ḥusayn (as) à Karbalāʾ. Certaines femmes se lamentent pour lui, d’autres [visiteurs] récitent le Coran, d’autres encore relatent les événements [de Karbalāʾ], tandis que certains se livrent aux pleurs et à la récitation de poèmes funèbres. »
فَقُلْتُ لَهُ: نَعَمْ جُعِلْتُ فِداکَ قَدْ شَهِدْتُ بَعْضَ ما تَصِفُ.
ʿAbdallāh b. Ḥammād al-Baṣrī confirma :
« Que je sois sacrifié pour vous ! Oui, j’ai moi-même été témoin d’une partie de ce que vous venez de décrire. »
فَقالَ: اَلْحَمْدُ لِلّهِ الَّذِی جَعَلَ فِی النّاسِ مَنْ یَفِدُ إِلَیْنا وَ یَمْدَحُنا وَ یَرْثِی لَنا، وَ جَعَلَ عَدُوَّنا مَنْ یُطْعَنُ عَلَیْهِمْ مِنْ قَرابَتِنا أَوْ غَیْرِهِمْ یَهْدِرُونَهُمْ وَ یُقَبِّحُونَ مَا یَصْنَعُون
L’Imām (as) lui répondit alors :
« Louange à Allah (swt) qui a établi, parmi les gens, un groupe qui vient à nous, font nos éloges, et récite des élégies pour nos martyrs. Quant à nos ennemis, Il a fait d’eux ceux qui blâment ces personnes — qu’elles soient de notre lignée ou non —, les méprisent et condamnent leurs actes. » [31]
Conclusion
À travers cette étude, nous avons retracé le chemin du Azādārī, depuis ses expressions les plus spontanées jusqu’à son inscription progressive vers la voie de l’institutionnalisation.
Tout a commencé par le deuil vécu, immédiat, celui des cœurs brisés à Karbalāʾ : les lamentations poignantes des femmes de la famille prophétique (saw), puis celles portées à Shām et à Médine. Dès ces premiers instants, le deuil témoignait d’une légitimité aussi profonde qu’évidente, à la fois religieuse et émotionnelle.
Puis nous avons vu comment les Imāms (as), avec lucidité et constance, ont guidé cette mémoire vers une forme organisée.
L’Imām al-Bāqir (as) en posa les bases à travers les premiers majālis, en soulignant leur dimension spirituelle.
L’Imām al-Ṣādiq (as) poursuivit cette œuvre avec force : il soutint les poètes comme Kumayt al-Asadī ou Abū Hārūn, et rappela la valeur inestimable des larmes versées pour al-Ḥusayn (as). Ces assemblées devinrent des lieux de transmission du message de Karbalāʾ, mais aussi des instants de grâce ouvrant la voie au pardon divin.
L’Imām al-Riḍhā (as) renforça cette dynamique, notamment pendant le mois de Muḥarram, en invitant les fidèles à faire vivre la mémoire du martyre à travers les rassemblements et les récitations poétiques.
Enfin, les rassemblements à Karbalāʾ même, dès l’époque des Imāms (as), vinrent sceller cette transmission, en ancrant le deuil dans la terre sacrée du martyre.
Ainsi, ce que nous avons suivi n’est pas une simple tradition ni une coutume culturelle : le Azādārī est une institution religieuse vivante, profondément enracinée dans l’exemple des Imāms (as), et porteuse d’un héritage spirituel qui aspire, génération après génération, à guider le croyant vers la proximité d’Allah (swt).[32]
[1] Mustadrak al-Wasāʾil, vol. 10, p. 318, ḥadīth n°13
[2] Al-Malhūf ʿalā qatlā al-ṭufūf – al-Sayyid Ibn Ṭāwūs, vol. 1, p. 181
[3] Bihār al-Anwār, vol. 45, p. 58–59. On retrouve également ces expressions, avec quelques différences, dans al-Kāmil d’Ibn al-Athīr, vol. 4, p. 81
[4] Al-Ṭabarī, Tārīkh al-Ṭabarī, vol. 4, p. 353. Ce récit est rapporté de manière plus détaillée dans Biḥār al-anwār, vol. 45, p. 142
[5] Le défunt Shaykh al-Mufīd écrit : L’une des épouses de l’Imām al-Ḥusayn (as) était Rabāb, fille de ʿAmrʾ al-Qays al-Kalbī, qui est la mère de Sakina (sa). (Irshād al-Mufīd, Histoire de la vie de l’Imam al-Ḥusayn (as), chapitre 5, p. 491)
[6] Al-Kāfī, vol. 1, p. 466.
[7] Al-Kāfī, vol. 8, p. 102.
[8] Al-Ghadīr – ʿAllāma al-Amīnī, vol. 2, p. 193.
[9] Biḥār al-anwār, vol. 44, p. 289, Bāb thawāb al-bukāʾ ʿalā muṣībat al-Ḥusayn (as)
[10] Al-Kāfī, vol. 5, p. 117 ; Tahdhīb al-aḥkām, vol. 6, p. 358 ;
Il est pertinent de préciser ici que ce hadith est considéré comme authentique du point de vue de la chaîne de transmission (sanad), et les savants chiites l’ont explicitement reconnu comme tel.
Par exemple, ʿAllāma Ḥillī cite cette narration en écrivant : « Al-Shaykh (al-Ṭūsī) rapporte dans un hadith authentique (ṣaḥīḥ) de Yūnus b. Yaʿqūb, d’après Abū ʿAbd Allāh (as)… » (Muntahā al-maṭlab fī taḥqīq al-madhhab, vol. 2, p. 1012).
ʿAllāma Muḥammad Taqī al-Majlisī affirme lui-aussi explicitement : « Al-Shaykhān (al-Kulaynī et al-Ṭūsī) rapportent un ḥadīth digne de confiance (mawthūq), qui équivalent à un ḥadīth ṣaḥīḥ, d’après Yūnus b. Yaʿqūb, d’Abū ʿAbd Allāh (as)… » (Rawḍat al-muttaqīn fī sharḥ Man lā yaḥḍuruhu al-faqīh (ṭ. al-qadīma), vol. 6, p. 423).
[11] Al-Kāfī vol. 3, p. 217, éd. al-Islāmiyya.
[12] Najafī, Muḥammad Ḥasan, Jawāhir al-kalām, vol. 4, p. 366
[13] Rawḍat al-muttaqīn vol. 6, p. 423, 2e éd., 1406 H ; voir également https://urls.fr/8c6jOw ; https://lib.eshia.ir/11137/1/70
[14] NDT : Le choix de Minā comme lieu, et des jours de Minā comme moment précis de la récitation des élégies, est profondément significatif. Ces journées correspondent à celles du sacrifice rituel des moutons (naḥr), effectué après les rites du Hajj, en souvenir au sacrifice d’Ibrāhīm (as). Or, il se pourrait que l’Imām (as) ait délibérément choisi ce contexte pour faire écho à l’égorgement injuste de l’Imām al-Ḥusayn (as), et ainsi attirer l’attention des pèlerins venus du monde entier sur la tragédie de Karbalāʾ.
[15] Amīnī, ʿAbd al-Ḥusayn, al-Ghadīr, vol. 2, p. 21.
[16] Rijāl al-Kashshī, al-Shaykh al-Ṭūsī, vol. 1, p. 289.
[17] Traduction de Nafas al-mahmūm, p. 15 et Traduction de Āyatullāh Kamarahʾī, p. 59.
[18] Dans une autre version (Kāmil al-ziyārāt – Ibn Qulawayh al-Qummī, vol. 1, p. 113, ṭ. Maktabat al-Ṣadūq) :
لا؛ كما تنشدون وكما ترثيه عند قبره
« Non ! Récite comme vous le faites habituellement, et comme vous le pleurez auprès de sa tombe. »
[19] NDT : Cette phrase prononcée par un Imām infaillible – dans le contexte où il demande qu’un poème soit récité avec émotion et expressivité – souligne l’importance d’une récitation sincère, capable de susciter les pleurs et la compassion. Ce thème fera l’objet d’un traitement spécifique dans un article ultérieur.
[20] Dans une autre version (Kāmil al-ziyārāt – Ibn Qulawayh al-Qummī, vol. 1, p. 113, ṭ. Maktabat al-Ṣadūq) :
فبكى وتهايج النّساء
« Il pleura, et les hurlements et les pleurs des femmes s’élevèrent autour de lui. »
[21] Thawāb al-aʿmāl wa-ʿiqāb al-aʿmāl – al-Shaykh al-Ṣadūq, vol. 1, p. 84 ; Kāmil al-ziyārāt – Jaʿfar b. Muḥammad b. Qulawayh, p. 208.
[22] Nafas al-mahmūm, p. 17.
[23] NDT : Dans une autre narration, l’Imām al-Ṣādiq (as) dit : « Que mon père soit sacrifié pour le tué de toute larme (qatīl kulli ʿabra) ». On demanda : « Et que signifie le tué de toute larme, ô fils du Messager d’Allah ? » Il répondit : « Il n’est aucun croyant qui se souvienne de lui sans pleurer. » (Mustadrak al-Wasāʾil, vol. 10, p. 318, ḥadīth n°13)
Dans Kāmil al-ziyārāt, vol. 1, p. 109, l’Imām Jaʿfar b. Muḥammad (as) rapporte que l’Imām al-Ḥusayn (as) a dit : « Je suis le tué de la larme (qatīl al-ʿabra). Aucun croyant ne se souvient de moi sans pleurer. »
Il dit également : « Je suis le tué de la larme (qatīl al-ʿabra). J’ai été tué accablé (makrūban), et il est de droit (ḥaqīq) sur moi que jamais un affligé (makrūb) ne vienne à moi sans qu’Allah ne le renvoie et ne le fasse retourner auprès des siens, réjoui (masrūran). »
[24] Thawāb al-aʿmāl wa-ʿiqāb al-aʿmāl – al-Shaykh al-Ṣadūq, vol. 1, p. 84 ; Kāmil al-ziyārāt, vol. 1, p. 104
[25] Amālī al-Ṣadūq, majlis 29
[26] Kāmil al-ziyārāt – Jaʿfar b. Muḥammad b. Qulawayh, p. 209.
[27] Jalāʾ al-ʿuyūn d’al-ʿAllāma al-Majlisī, p. 471 – voir aussi : Sūgnāma-ye Āl Muḥammad, pp. 6–13.
[28] Mustadrak al-wasāʾil, vol. 10, p. 386.
[29] Dans certaines narrations (ʿUyūn akhbār al-Riḍhā (as), vol. 2, pp. 267–269/632), il est rapporté que l’Imām al-Riḍhā (as) lui dit :
« Permets-moi d’ajouter deux vers à ton poème, afin qu’il soit complet :
قبرٌ بِطُوسٍ، يالَها مِنْ مُصِيبَةٍ ألْحَتْ عَلَى الْأَحْشَاءِ بِالزَّفَراتِ
إلَى الْحَشْرِ حَتّى يَبْعَثَ اللهُ قائِماً يُفَرِّجُ عَنّا الْهَمَّ وَ الْكُرُباتِ
[Ô Fāṭima ! Il y a aussi] un tombeau à Ṭūs… quelle affliction douloureuse !
Qui déchire les entrailles de soupirs brûlants.
Et ce, jusqu’au jour de la Résurrection,
Lorsque Dieu fera surgir le Qāʾim (aj),
Par qui seront levées nos peines et nos détresses. »
Duʿbal demanda :
« Ô fils du Messager d’Allāh ! Je ne connais pas un tel tombeau à Ṭūs. De qui est-il donc ? »
L’Imām répondit :
« C’est mon tombeau. Il ne se passera que peu de temps avant que Ṭūs ne devienne un lieu de visite et de pèlerinage pour mes partisans. ».
[30] Biḥār al-anwār, vol. 45, p. 257 ; al-Ghadīr, vol. 2, p. 349 ; Aʿyān al-shīʿa, vol. 6, p. 400 ; ʿUyūn akhbār al-Riḍhā (as), vol. 2, pp. 267–269/632 ; Mustadrak al-wasāʾil, vol. 10, p. 386.
Il est également mentionné [dans le Biḥār al-anwār, vol. 49, p. 259 et p. 238, vol. 83, p. 222 ; Amālī al-Ṭūsī, p. 359] que l’Imām (as) lui donna alors dix mille dirhams frappés à son nom, et lui fit don d’un de ses habits, en lui disant : « Garde précieusement cette tunique. J’y ai accompli mille nuits de prière, avec mille rakʿa chaque nuit, et j’y ai achevé mille fois la récitation du Coran. » Les habitants de Qom proposèrent à Duʿbal trente mille dirhams en échange de ce vêtement, mais il refusa de le vendre. […] Il le conserva pour être placé dans son linceul.
Il est également rapporté [dans ʿUyūn akhbār al-Riḍhā (as), vol. 2, pp. 267–269/632] que Duʿbal possédait une servante à laquelle il était très attaché. Un jour, celle-ci fut atteinte d’une affection oculaire. Il fit venir un médecin qui, après examen, déclara : « L’œil droit est perdu, il n’y a plus rien à faire. Quant à l’œil gauche, nous tenterons de le soigner ; il y a encore de l’espoir. » […] Duʿbal se souvint qu’il possédait un morceau de la tunique offerte par l’Imām al-Riḍhā (as). Il la prit et en frotta les yeux de la servante. Le lendemain matin, il constata avec stupéfaction que ses deux yeux étaient totalement guéris – en meilleure santé encore qu’avant la maladie.
[31] Bihār al-Anwār, vol. 98, p. 74, rapporté de Kāmil al-Ziyārāt, p. 325, chapitre 108, ḥadīth n°1
[32] Pour une analyse plus détaillée, voir : « ʿĀshūrāʾ : ses racines, ses motivations, ses événements, ses conséquences », Saʿīd Dāʾūdī et Mahdī Rustam-Nezhād, (sous la supervision de Āyatullāh al-ʿUẓmā Nāṣir Makāram Shīrāzī), 1388 H. / 2009, p. 60.
